Par Julie Gardett Dessins Pascal Gros
Pourquoi certains médicaments, parfois vitaux pour les patients,
sont-ils en rupture de stock ? Parce que l'industrie pharmaceutique est
victime de sa course au profit : elle délocalise en Asie, délaisse les
traitements dont elle n'aura plus l'exclusivité et profite du vide
juridique européen. En bref, la France a perdu son indépendance
sanitaire.
« On nous a annoncé que le Sinemet serait en rupture de stock jusqu'en mars 2019. » Elisabeth
Humbert, 60 ans, parle d'une voix mal assurée. Atteinte de la maladie
de Parkinson, diagnostiquée en 2014, elle poursuit : « Pour tout vous
dire, mon pharmacien a encore des doses en réserve. Je pourrai m'en
procurer le mois prochain, mais, après, plus moyen d'en commander. Je
suis très angoissée, car j'ignore le temps qu' il va me falloir pour m'
habituer au médicament de substitution, sans compter les effets
secondaires. Si les tremblements reviennent, je ne pourrai plus me
déplacer. »
Comme elle, quelque 45 000 malades de Parkinson utilisent le Sinemet comme médicament de base. «
Ce n'est pas la première fois qu'un traitement contre la maladie est en
rupture, c' était déjà le cas du Mantadix l'an dernier, souligne Didier Robiliard, le président de France Parkinson. Depuis trois ans, on passe de rupture en rupture. Les laboratoires doivent faire des stocks et ce n'est pas tenu. »
Le Collectif Parkinson s'est adressé au gouvernement dans une tribune
publiée dans la presse en octobre, pour réclamer un plan d'urgence. Une
pétition en ligne « pour non-assistance à personne en danger » a récolté plus de 25 000 signatures en un mois.
Une pénurie de médicaments historique
Le
Sinemet, un médicament du laboratoire MSD France, filiale du
laboratoire américain Merck, fait partie des médicaments d'intérêt
thérapeutique majeur (MITM). Selon la définition inscrite dans le code
de la santé publique, on entend par « médicaments d' intérêt thérapeutique majeur [ceux] pour
lesquels une interruption de traitement est susceptible de mettre en
jeu le pronostic vital des patients à court ou moyen terme, ou
représente une perte de chance importante pour les patients ». Mais
aucune liste précise de ces médicaments n'a été publiée. Un arrêté de
juillet 2016 détaille juste les sphères thérapeutiques concernées. « On considère qu'environ un médicament sur deux est un MITM », rapporte
le Dr Thomas Borel, directeur des affaires scientifiques du Leem (Les
Entreprises du médicament), l'organisation professionnelle du secteur
pharmaceutique. Les laboratoires doivent obligatoirement signaler les
ruptures de stock ou les difficultés d'approvisionnement auprès de
l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé
(ANSM).
En 2017, la pénurie a été historique : 530 signalements de
rupture de stock de MITM ont été comptabilisés par l'ANSM. Depuis 2008,
ces signalements ont été multipliés par 10 ! La loi Santé du 26 janvier
2016 a renforcé l'encadrement législatif de 2011, qui contraignait les
labos à alerter sur les ruptures. Désormais, les industriels
pharmaceutiques sont tenus de mettre en place des plans de gestion des
pénuries (PGP) : contingentements à l'hôpital, constitution de stock,
etc. En cas de manquement à ces obligations, un laboratoire s'expose à
des sanctions financières prononcées par l'ANSM, jusqu'à 30 % du chiffre
d'affaires réalisé en France par le produit concerné. Mais, « à ma connaissance, il n'y a jamais eu de sanctions à l ' égard des laboratoires, commente le président de France Parkinson. L
'ANSM relaie leurs informations concernant les ruptures, mais son
efficacité se limite à ça. Le gouvernement est impuissant face à l'
industrie pharmaceutique ». De fait, la direction de surveillance de
l'agence s'appuie sur un pôle « rupture de stock et défaut qualité »
constitué de trois ou quatre équivalents temps plein, ainsi que le
révèle le rapport d'information du Sénat* fait au nom de la mission
d'information sur la pénurie de médicaments et de vaccins et publié le 2
octobre. Selon ce rapport, les familles de médicaments les plus
touchées sont les anticancéreux, les anti-infectieux (antibiotiques ou
vaccins), les anesthésiants et les médicaments du système nerveux
central. Les pharmacies hospitalières, qui prescrivent le plus de MITM,
sont de fait davantage concernées, même si les officines ne sont pas
épargnées.
Les raisons de la pénurie
Quelles
sont les raisons de ces pénuries qui mettent en danger la vie des
patients ? Le laboratoire MSD France, qui exploite le Sinemet, invoque
des « difficultés de la chaîne de production » d'un sous-traitant
aux Etats-Unis. Selon un rapport de l'ANSM daté de 2015, la défaillance
de l'outil de production (retards, incidents, capacité insuffisante,
perte de savoir-faire, etc.) est en cause dans 44 % des cas. Viennent
ensuite les difficultés d'approvisionnement en matière première (17 %),
le défaut de qualité des produits finis (13 %) et des matières premières
(5 %). Mais les raisons profondes des ruptures de stock plongent leurs
racines dans la financiarisation de l'industrie pharmaceutique et sa
course à la rentabilité. « Au milieu des années 90, l'actionnariat s'est fragmenté auprès de multiples actionnaires institutionnels qu'on appelle les fonds de pension, les sicav, etc. , décrypte
Matthieu Montalban, maître de conférences en sciences économiques à
l'université de Bordeaux, spécialiste de l'industrie pharmaceutique. Pour
générer plus de cash afin de “fidéliser” leurs actionnaires, éviter que
le cours ne s'effondre et donc être mangées par plus gros qu'elles, les
entreprises se sont recentrées sur les activités les plus rentables,
les “ blockbusters”, tel le Viagra, qui génèrent des milliards de
dollars de bénéfices. »
Selon l'Union des hôpitaux pour les
achats (Uniha), leader de l'achat groupé rassemblant plus de la moitié
des établissements hospitaliers, Sanofia été le laboratoire le plus
défaillant en 2017, avec 17 % des ruptures relevées dans les hôpitaux.
La même année, le fleuron français, dans le top 10 des laboratoires
mondiaux, a versé, selon les calculs de Matthieu Montalban, près de 6
milliards d'euros aux actionnaires en dividendes et en rachats
d'actions, soit près de 70 % de ses bénéfices (8,4 milliards d'euros).
Cette chasse aux dividendes a entraîné des réductions d'effectifs et
l'externalisation de la fabrication. Aujourd'hui, de 60 à 80 % des
principes actifs sont fabriqués en Chine et en Inde où la main-d'œuvre
est bon marché et les normes environnementales sont moins
contraignantes. La production s'est par ailleurs concentrée. Parfois,
une seule usine fabrique un principe actif. Dès qu'un problème de
qualité apparaît, les laboratoires qui façonnent les médicaments ne sont
plus approvisionnés en principe actif : la production s'arrête. « La question se pose à tous : à force de délocalisations, ne prend-on pas des risques ? s'interroge le Dr Thomas Borel. La
relocalisation de la production des principes actifs, c'est la capacité
pour la France de garder son indépendance sanitaire et stratégique.
Imaginons un blocage politique entre la Chine et l 'Europe, vous seriez
dépendants de matières premières, vous ne pourriez plus produire de
médicaments indispensables, ce serait dramatique. »
"Pour
le Lovenox, un anticoagulant, par exemple, on est en tension là où le
produit n'est pas cher. Là où il est cher, comme en Allemagne et aux
Etats-Unis, pas de problème d'approvisionnement."
Un autre effet
pervers de la rationalisation des coûts est la production à flux tendu,
un concept inventé par le constructeur automobile Toyota. Il s'agit de
fabriquer à la commande, afin d'éviter les frais de stockage ; ce qui
aggrave les pénuries. « Je suis technicien de maintenance et donc au cœur du système, détaille Patrick Rojo, délégué syndical de SanofiWinthrop. En
termes de qualité, de livraison, on travaille sur le fil, on n'a plus
de stock. Actuellement, les ruptures de livraison de médicaments se
comptent par dizaines. La demande est identifiée, mais l'organisation ne
peut plus fournir. La compétence a disparu ou n'a pas été remplacée. Il
peut y avoir des retours de lots, il faut refaire, ça allonge les
délais. L 'outil est parfois vieillissant et les contrôles ont été
espacés dans le temps. » Les laboratoires sont régulièrement accusés
de créer la pénurie, pour augmenter les prix, ou de tendre la
production, pour vendre aux pays les plus offrants.
Cette idée, selon le représentant de Leem, relève d'une « mauvaise compréhension des industriels » dont l'intérêt est au contraire d' « augmenter les volumes » pour satisfaire « une demande mondiale qui ne cesse de croître ». « La production est le résultat d'une politique, affirme Patrick Rojo. La rupture, elle, est décidée. Pour le Lovenox , un
anticoagulant, par exemple, on est en tension là où le produit n'est
pas cher. Là où il est cher, comme en Allemagne et aux Etats-Unis, pas
de problème d'approvisionnement. » « Les laboratoires comme les
grossistes répartiteurs jouent sur les exportations parallèles, ajoute le Pr Alain Astier, chef honoraire du département pharmacie du groupe hospitalier Henri-Mondor (AP-HP) à Créteil.
L'exemple caricatural a été la Grèce au moment de la crise financière.
De grands laboratoires ont refusé de vendre des médicaments à des Grecs
insolvables, même si ça signifiait mettre leur vie en danger. »
Les vieux médicaments particulièrement concernés
Ce
sont souvent les vieux médicaments, ceux dont les brevets sont tombés
dans le domaine public et qui ne génèrent plus assez d'argent pour les
labos, qui sont concernés par les ruptures. Entre 2011 et 2013, les
brevets des « blockbusters » parmi les plus vendus au monde, dont le
Plavix pour Sanofi, arrivent à échéance. Une catastrophe pour
l'industrie, car, quand les génériques arrivent sur le marché, les
ventes du princeps, le produit original, chutent de façon vertigineuse. « L' industrie pharmaceutique a dû réinventer son business model dès le milieu des années 2000, explique l'économiste Matthieu Montalban. On ne fait plus de “ blockbusters”, mais des “niche busters”. » On
ne conçoit plus des médicaments pour le plus grand nombre, mais pour
une petite population en fonction du profil génétique, du diagnostic,
afin d'obtenir une exclusivité de marché. Ces remèdes peuvent rapporter
des dizaines de milliers d'euros par an et par patient.
Les grands
labos qui investissent dans ces innovations ont tendance à délaisser
les médicaments qui subissent la concurrence des génériques. C'est le
cas des anticancéreux qui concernent 400 000 nouveaux malades par an. « Les 35 molécules de base en oncologie qui soignent 80 % des patients, révèle Catherine Simonin, administratrice nationale de la Ligue contre le cancer, sont
des vieilles molécules qui ont perdu leur licence depuis longtemps. Les
laboratoires leur préfèrent des médicaments innovants issus de la
biotechnologie dont on a vu flamber les prix. » « Si l'origine des
ruptures est multifactorielle, la cause profonde, c'est l'argent, confirme le Pr Alain Astier, les
innovations thérapeutiques en oncologie comme les anticorps monoclonaux
coûtent facilement 1 000, 2 000, 5 000 € le flacon, les spécialités
plus récentes atteignent 15 000 € le flacon. Ces médicaments ne sont
jamais en rupture contrairement à d'autres, plus anciens et génériqués,
qui comme le 5-FU [essentiel en oncologie digestive et en tension d'approvisionnement] valent de 5 à 6 € le flacon. »
Dans
une note adressée au ministère des Solidarités et de la Santé le 29
janvier 2018, l'Institut national du cancer (Inca) s'est alarmé des
conséquences des pénuries d'anticancéreux sur la santé des patients : « Il est possible que des pertes de chance […], voire des décès, soient aujourd'hui liées directement ou indirectement à ces tensions de ruptures. » En
novembre 2016, trois patients atteints de lymphome sont décédés au CHU
de Nantes à la suite de graves complications cardiaques après avoir reçu
un traitement alternatif au melphalan, un anticancéreux alors en
rupture d'approvisionnement, mais l'enquête ouverte par le parquet de
Paris a été classée sans suite en 2017 pour « absence d'infraction ». « A l'hôpital Henri-Mondor, en ce moment, environ 200 médicaments sont en rupture de stock et d'approvisionnement, pour lesquels il n'y a pas de solution de remplacement, ou alors de mauvaise qualité, renchérit le Pr Alain Astier. On
ne laisse jamais un patient sans traitement, mais les résultats en
termes de survie ne sont pas forcément les mêmes avec un traitement de
substitution.
Un problème pas seulement français
Le
problème des ruptures de médicaments essentiels n'est pas
franco-français. Selon la sénatrice (Union centriste) du Calvados Sonia
de la Provôté, la solution est en partie à chercher du côté de
l'harmonisation européenne. Car il n'existe pas de gestion des ruptures
de stock au niveau continental, ni même de définition commune des MITM. « Il faut qu' il y ait une stratégie industrielle européenne du médicament pour qu'on retrouve notre indépendance sanitaire, expose l'ex-médecin du travail et membre de la mission du Sénat sur le thème, une politique globale pour les stocks, les autorisations de mise sur le marché, la gestion, la dispensation. »
Aux
Etats-Unis, où il s'est développé un marché noir des médicaments en
pénurie, on a pris le taureau par les cornes. Face aux augmentations de
prix parfois délirantes, 500 établissements hospitaliers ont décidé de
fonder leur société pharmaceutique, Civica Rx, basée à Salt Lake City,
et de racheter les licences des traitements essentiels manquants et de
fabriquer eux-mêmes des génériques à prix coûtant. Les premiers
médicaments devraient sortir sur le marché d'ici à la fin 2019. Ils
espèrent ainsi réaliser 20 % d'économies. Au pays du capitalisme, le
médicament n'est pas un bien de consommation comme un autre.
*« Pénuries de médicaments et de vaccins : renforcer l'éthique de santé publique dans la chaîne du médicament ».
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