jeudi 11 juillet 2019

Pénurie : pourquoi certains médicaments sont en rupture de stock


Par Julie Gardett Dessins Pascal Gros

Pourquoi certains médicaments, parfois vitaux pour les patients, sont-ils en rupture de stock ? Parce que l'industrie pharmaceutique est victime de sa course au profit : elle délocalise en Asie, délaisse les traitements dont elle n'aura plus l'exclusivité et profite du vide juridique européen. En bref, la France a perdu son indépendance sanitaire.

« On nous a annoncé que le Sinemet serait en rupture de stock jusqu'en mars 2019. » Elisabeth Humbert, 60 ans, parle d'une voix mal assurée. Atteinte de la maladie de Parkinson, diagnostiquée en 2014, elle poursuit : « Pour tout vous dire, mon pharmacien a encore des doses en réserve. Je pourrai m'en procurer le mois prochain, mais, après, plus moyen d'en commander. Je suis très angoissée, car j'ignore le temps qu' il va me falloir pour m' habituer au médicament de substitution, sans compter les effets secondaires. Si les tremblements reviennent, je ne pourrai plus me déplacer. »
Comme elle, quelque 45 000 malades de Parkinson utilisent le Sinemet comme médicament de base. « Ce n'est pas la première fois qu'un traitement contre la maladie est en rupture, c' était déjà le cas du Mantadix l'an dernier, souligne Didier Robiliard, le président de France Parkinson. Depuis trois ans, on passe de rupture en rupture. Les laboratoires doivent faire des stocks et ce n'est pas tenu. » Le Collectif Parkinson s'est adressé au gouvernement dans une tribune publiée dans la presse en octobre, pour réclamer un plan d'urgence. Une pétition en ligne « pour non-assistance à personne en danger » a récolté plus de 25 000 signatures en un mois.

Une pénurie de médicaments historique

Le Sinemet, un médicament du laboratoire MSD France, filiale du laboratoire américain Merck, fait partie des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM). Selon la définition inscrite dans le code de la santé publique, on entend par « médicaments d' intérêt thérapeutique majeur [ceux] pour lesquels une interruption de traitement est susceptible de mettre en jeu le pronostic vital des patients à court ou moyen terme, ou représente une perte de chance importante pour les patients ». Mais aucune liste précise de ces médicaments n'a été publiée. Un arrêté de juillet 2016 détaille juste les sphères thérapeutiques concernées. « On considère qu'environ un médicament sur deux est un MITM », rapporte le Dr Thomas Borel, directeur des affaires scientifiques du Leem (Les Entreprises du médicament), l'organisation professionnelle du secteur pharmaceutique. Les laboratoires doivent obligatoirement signaler les ruptures de stock ou les difficultés d'approvisionnement auprès de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
En 2017, la pénurie a été historique : 530 signalements de rupture de stock de MITM ont été comptabilisés par l'ANSM. Depuis 2008, ces signalements ont été multipliés par 10 ! La loi Santé du 26 janvier 2016 a renforcé l'encadrement législatif de 2011, qui contraignait les labos à alerter sur les ruptures. Désormais, les industriels pharmaceutiques sont tenus de mettre en place des plans de gestion des pénuries (PGP) : contingentements à l'hôpital, constitution de stock, etc. En cas de manquement à ces obligations, un laboratoire s'expose à des sanctions financières prononcées par l'ANSM, jusqu'à 30 % du chiffre d'affaires réalisé en France par le produit concerné. Mais, « à ma connaissance, il n'y a jamais eu de sanctions à l ' égard des laboratoires, commente le président de France Parkinson. L 'ANSM relaie leurs informations concernant les ruptures, mais son efficacité se limite à ça. Le gouvernement est impuissant face à l' industrie pharmaceutique ». De fait, la direction de surveillance de l'agence s'appuie sur un pôle « rupture de stock et défaut qualité » constitué de trois ou quatre équivalents temps plein, ainsi que le révèle le rapport d'information du Sénat* fait au nom de la mission d'information sur la pénurie de médicaments et de vaccins et publié le 2 octobre. Selon ce rapport, les familles de médicaments les plus touchées sont les anticancéreux, les anti-infectieux (antibiotiques ou vaccins), les anesthésiants et les médicaments du système nerveux central. Les pharmacies hospitalières, qui prescrivent le plus de MITM, sont de fait davantage concernées, même si les officines ne sont pas épargnées.



Les raisons de la pénurie

Quelles sont les raisons de ces pénuries qui mettent en danger la vie des patients ? Le laboratoire MSD France, qui exploite le Sinemet, invoque des « difficultés de la chaîne de production » d'un sous-traitant aux Etats-Unis. Selon un rapport de l'ANSM daté de 2015, la défaillance de l'outil de production (retards, incidents, capacité insuffisante, perte de savoir-faire, etc.) est en cause dans 44 % des cas. Viennent ensuite les difficultés d'approvisionnement en matière première (17 %), le défaut de qualité des produits finis (13 %) et des matières premières (5 %). Mais les raisons profondes des ruptures de stock plongent leurs racines dans la financiarisation de l'industrie pharmaceutique et sa course à la rentabilité. « Au milieu des années 90, l'actionnariat s'est fragmenté auprès de multiples actionnaires institutionnels qu'on appelle les fonds de pension, les sicav, etc. , décrypte Matthieu Montalban, maître de conférences en sciences économiques à l'université de Bordeaux, spécialiste de l'industrie pharmaceutique. Pour générer plus de cash afin de “fidéliser” leurs actionnaires, éviter que le cours ne s'effondre et donc être mangées par plus gros qu'elles, les entreprises se sont recentrées sur les activités les plus rentables, les “ blockbusters”, tel le Viagra, qui génèrent des milliards de dollars de bénéfices. »
Selon l'Union des hôpitaux pour les achats (Uniha), leader de l'achat groupé rassemblant plus de la moitié des établissements hospitaliers, Sanofia été le laboratoire le plus défaillant en 2017, avec 17 % des ruptures relevées dans les hôpitaux. La même année, le fleuron français, dans le top 10 des laboratoires mondiaux, a versé, selon les calculs de Matthieu Montalban, près de 6 milliards d'euros aux actionnaires en dividendes et en rachats d'actions, soit près de 70 % de ses bénéfices (8,4 milliards d'euros). Cette chasse aux dividendes a entraîné des réductions d'effectifs et l'externalisation de la fabrication. Aujourd'hui, de 60 à 80 % des principes actifs sont fabriqués en Chine et en Inde où la main-d'œuvre est bon marché et les normes environnementales sont moins contraignantes. La production s'est par ailleurs concentrée. Parfois, une seule usine fabrique un principe actif. Dès qu'un problème de qualité apparaît, les laboratoires qui façonnent les médicaments ne sont plus approvisionnés en principe actif : la production s'arrête. « La question se pose à tous : à force de délocalisations, ne prend-on pas des risques ? s'interroge le Dr Thomas Borel. La relocalisation de la production des principes actifs, c'est la capacité pour la France de garder son indépendance sanitaire et stratégique. Imaginons un blocage politique entre la Chine et l 'Europe, vous seriez dépendants de matières premières, vous ne pourriez plus produire de médicaments indispensables, ce serait dramatique. »
"Pour le Lovenox, un anticoagulant, par exemple, on est en tension là où le produit n'est pas cher. Là où il est cher, comme en Allemagne et aux Etats-Unis, pas de problème d'approvisionnement."
Un autre effet pervers de la rationalisation des coûts est la production à flux tendu, un concept inventé par le constructeur automobile Toyota. Il s'agit de fabriquer à la commande, afin d'éviter les frais de stockage ; ce qui aggrave les pénuries. « Je suis technicien de maintenance et donc au cœur du système, détaille Patrick Rojo, délégué syndical de SanofiWinthrop. En termes de qualité, de livraison, on travaille sur le fil, on n'a plus de stock. Actuellement, les ruptures de livraison de médicaments se comptent par dizaines. La demande est identifiée, mais l'organisation ne peut plus fournir. La compétence a disparu ou n'a pas été remplacée. Il peut y avoir des retours de lots, il faut refaire, ça allonge les délais. L 'outil est parfois vieillissant et les contrôles ont été espacés dans le temps. » Les laboratoires sont régulièrement accusés de créer la pénurie, pour augmenter les prix, ou de tendre la production, pour vendre aux pays les plus offrants.
Cette idée, selon le représentant de Leem, relève d'une « mauvaise compréhension des industriels » dont l'intérêt est au contraire d' « augmenter les volumes » pour satisfaire « une demande mondiale qui ne cesse de croître ». « La production est le résultat d'une politique, affirme Patrick Rojo. La rupture, elle, est décidée. Pour le Lovenox , un anticoagulant, par exemple, on est en tension là où le produit n'est pas cher. Là où il est cher, comme en Allemagne et aux Etats-Unis, pas de problème d'approvisionnement. » « Les laboratoires comme les grossistes répartiteurs jouent sur les exportations parallèles, ajoute le Pr Alain Astier, chef honoraire du département pharmacie du groupe hospitalier Henri-Mondor (AP-HP) à Créteil. L'exemple caricatural a été la Grèce au moment de la crise financière. De grands laboratoires ont refusé de vendre des médicaments à des Grecs insolvables, même si ça signifiait mettre leur vie en danger. »


Les vieux médicaments particulièrement concernés

Ce sont souvent les vieux médicaments, ceux dont les brevets sont tombés dans le domaine public et qui ne génèrent plus assez d'argent pour les labos, qui sont concernés par les ruptures. Entre 2011 et 2013, les brevets des « blockbusters » parmi les plus vendus au monde, dont le Plavix pour Sanofi, arrivent à échéance. Une catastrophe pour l'industrie, car, quand les génériques arrivent sur le marché, les ventes du princeps, le produit original, chutent de façon vertigineuse. « L' industrie pharmaceutique a dû réinventer son business model dès le milieu des années 2000, explique l'économiste Matthieu Montalban. On ne fait plus de “ blockbusters”, mais des “niche busters”. » On ne conçoit plus des médicaments pour le plus grand nombre, mais pour une petite population en fonction du profil génétique, du diagnostic, afin d'obtenir une exclusivité de marché. Ces remèdes peuvent rapporter des dizaines de milliers d'euros par an et par patient.
Les grands labos qui investissent dans ces innovations ont tendance à délaisser les médicaments qui subissent la concurrence des génériques. C'est le cas des anticancéreux qui concernent 400 000 nouveaux malades par an. « Les 35 molécules de base en oncologie qui soignent 80 % des patients, révèle Catherine Simonin, administratrice nationale de la Ligue contre le cancer, sont des vieilles molécules qui ont perdu leur licence depuis longtemps. Les laboratoires leur préfèrent des médicaments innovants issus de la biotechnologie dont on a vu flamber les prix. » « Si l'origine des ruptures est multifactorielle, la cause profonde, c'est l'argent, confirme le Pr Alain Astier, les innovations thérapeutiques en oncologie comme les anticorps monoclonaux coûtent facilement 1 000, 2 000, 5 000 € le flacon, les spécialités plus récentes atteignent 15 000 € le flacon. Ces médicaments ne sont jamais en rupture contrairement à d'autres, plus anciens et génériqués, qui comme le 5-FU [essentiel en oncologie digestive et en tension d'approvisionnement] valent de 5 à 6 € le flacon. »
Dans une note adressée au ministère des Solidarités et de la Santé le 29 janvier 2018, l'Institut national du cancer (Inca) s'est alarmé des conséquences des pénuries d'anticancéreux sur la santé des patients : « Il est possible que des pertes de chance […], voire des décès, soient aujourd'hui liées directement ou indirectement à ces tensions de ruptures. » En novembre 2016, trois patients atteints de lymphome sont décédés au CHU de Nantes à la suite de graves complications cardiaques après avoir reçu un traitement alternatif au melphalan, un anticancéreux alors en rupture d'approvisionnement, mais l'enquête ouverte par le parquet de Paris a été classée sans suite en 2017 pour « absence d'infraction ». « A l'hôpital Henri-Mondor, en ce moment, environ 200 médicaments sont en rupture de stock et d'approvisionnement, pour lesquels il n'y a pas de solution de remplacement, ou alors de mauvaise qualité, renchérit le Pr Alain Astier. On ne laisse jamais un patient sans traitement, mais les résultats en termes de survie ne sont pas forcément les mêmes avec un traitement de substitution.






Un problème pas seulement français

Le problème des ruptures de médicaments essentiels n'est pas franco-français. Selon la sénatrice (Union centriste) du Calvados Sonia de la Provôté, la solution est en partie à chercher du côté de l'harmonisation européenne. Car il n'existe pas de gestion des ruptures de stock au niveau continental, ni même de définition commune des MITM. « Il faut qu' il y ait une stratégie industrielle européenne du médicament pour qu'on retrouve notre indépendance sanitaire, expose l'ex-médecin du travail et membre de la mission du Sénat sur le thème, une politique globale pour les stocks, les autorisations de mise sur le marché, la gestion, la dispensation. »
Aux Etats-Unis, où il s'est développé un marché noir des médicaments en pénurie, on a pris le taureau par les cornes. Face aux augmentations de prix parfois délirantes, 500 établissements hospitaliers ont décidé de fonder leur société pharmaceutique, Civica Rx, basée à Salt Lake City, et de racheter les licences des traitements essentiels manquants et de fabriquer eux-mêmes des génériques à prix coûtant. Les premiers médicaments devraient sortir sur le marché d'ici à la fin 2019. Ils espèrent ainsi réaliser 20 % d'économies. Au pays du capitalisme, le médicament n'est pas un bien de consommation comme un autre.
*« Pénuries de médicaments et de vaccins : renforcer l'éthique de santé publique dans la chaîne du médicament ».



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