samedi 28 septembre 2019

Enquête sur la belle vie des fossoyeurs d'Alstom


Par Etienne Campion

Pour eux, pas de menace de licenciement. Ils ont participé à l'affaire Alstom-General Electric, mais ont continué leur route sur le long fleuve tranquille des conseils d'administration, fonds d'investissement et directions industrielles. Trois histoires qui en disent long sur le désastre d'Alstom et l’état du capitalisme français.

C'est une affaire sans fin. Une pièce de théâtre même, plus proche du drame que de la comédie. Pourtant, certains premiers rôles encore méconnus du grand public s'en sortent très bien. Dans cette histoire faite de désastres industriels, il pleut aussi des bonus, des jetons de présence et des logiques d'influence. On a entendu quelques fois leurs noms, mais seuls les initiés connaissent la vérité de leurs personnages. Pourtant, s'intéresser à leurs parcours permet d'entrevoir un système basé sur la rentabilité des comportements favorables aux intérêts de General Electric, au détriment d'Alstom et des emplois, bien sûr.

PATRICK KRON, LE VENDEUR À LA DÉCOUPE

Patrick Kron est PDG d'Alstom de 2003 à 2016. C'est en 2014 qu'il opère la vente de la division énergie à General Electric dans le dos d'Arnaud Montebourg, après lui avoir promis l'inverse quelques mois plus tôt. Une découpe profitable pour ses propres finances : en 2015, il empoche 6 609 912 € en tant que PDG d'Alstom et atteint la deuxième position au classement des patrons français les mieux payés. Puis il quitte Alstom en janvier 2016 avec un bonus de 4 millions d'euros et une retraite chapeau de 10 millions. Contacté par Marianne, il assume aujourd'hui ces montants : « Tous les éléments ont été rendus publics dans le plus grand détail. » Des bonus rendus publics sont-ils pour autant légitimes ?

Kron ouvre alors sa société de conseil, PKC&I, dès son départ, en janvier 2016… et siège aux conseils d'administration de cinq grands groupes (Bouygues, Segula Technologies, Sanofi, Lafarge, Elval Halcor) avec de faramineux jetons de présence à la clé. Rien que pour l'année 2018 : au moins 650 000 €, selon nos calculs. Sans compter sa rémunération en tant que président du groupe Imerys depuis juin dernier : 250 000 €. Si les compétences de Patrick Kron lui permettent d'être expert dans des secteurs aussi variés, ces nominations soulèvent des interrogations. En cause : un plaider-coupable auprès de la justice américaine portant sur 75 millions de dollars de pots-de-vin qu'aurait versés Alstom en 2004 lorsqu'il en est le PDG. General Electric aurait ainsi pu racheter Alstom Energie en 2014, quand la justice américaine maintenait la pression sur le groupe français pour permettre la vente. Des faits de corruption pour lesquels Patrick Kron n'a à souffrir d'aucunes poursuites en France, bien qu'Anticor ait déposé plainte contre X le 17 juillet 2019 pour enjoindre à la justice d'enquêter.
 
Interrogé par Marianne, Patrick Kron se défausse de la responsabilité de ce plaider-coupable en expliquant que ce ne sont « que deux filiales américaine et russe qui ont reconnu de tels faits », bien que « la maison mère [ait] pour sa part admis que ses systèmes de contrôle n'avaient pas permis d'éviter ces faits dans un nombre limité de cas ». Frédéric Pierucci, l'ancien cadre d'Alstom passé par la case prison outre-Atlantique à cause de ces pots-de-vin, ne se fie pas à cette version des faits : « Il joue sur les mots et fait dans le jusqu'au-boutisme. Il suffit de lire la déclaration du plaider-coupable d'Alstom de l'époque. » L'ancien ministre Arnaud Montebourg, qui s'est frontalement opposé à Kron au moment de la vente, affirmait récemment sur Thinkerview : « Kron se moquait de notre stratégie, pendant qu'il vendait Alstom aux Américains. Ça, c'est un acte de déloyauté et de trahison. […] Si j'étais président de la République, je lui retirerais sa Légion d'honneur. » Interrogé par Marianne, Patrick Kron répond à Arnaud Montebourg : « Je n'ai pas répondu aux provocations de M. Montebourg et je ne vais pas commencer aujourd'hui. Il était informé des difficultés d'Alstom puisqu'il avait fait faire une étude sur ce sujet par un cabinet spécialisé. » Pour Arnaud Montebourg, « Patrick Kron a préféré son intérêt personnel à celui de la nation. Alstom n'était pas en danger et se portait bien. Nous l'aurions en plus aidé face à la justice américaine ».

CLARA GAYMARD, L'AMIE AMÉRICAINE

A partir de 2016, Patrick Kron croise une dénommée Clara Gaymard au conseil d'administration de Bouygues. L'ancien PDG d'Alstom et l'ancienne directrice de General Electric France siègent au même conseil, alors qu'ils négociaient en coulisse la vente d'Alstom Energie quelques mois plus tôt. C'est d'ailleurs Clara Gaymard qui, en 2015, s'engage à ce que la vente pour laquelle elle mobilise son carnet d'adresses en ouvrant les portes de l'administration française au groupe américain se traduise par la création de « 1 000 emplois nets en France », précisément le chiffre… des suppressions d'emplois actuelles. « J'ai quitté GE en janvier 2016, je n'ai pas d'informations sur votre question », explique-t-elle à Marianne. 
 Pourtant, un de ses anciens collaborateurs confie : « Le plan de licenciements actuel était un projet récurrent sous sa présidence, avant même le rachat d'Alstom. Mais celui-là a été différé pour préserver l'image de General Electric le temps d'absorber Alstom. » A peine démissionnaire, Clara Gaymard change de voie et prend la direction du fonds Raise Capital… bien aidé par Bouygues, investisseur à hauteur d'une quinzaine de millions d'euros. Bouygues, qui a empoché 1 milliard d'euros de dividendes lors de la vente à General Electric, où officiait à l'époque… Clara Gaymard. Laquelle distille aujourd'hui ses conseils avisés à des grands noms du CAC 40, comme Danone, Veolia, LVMH et… Bouygues.

Mais remontons à 2003. Clara Gaymard officie à l'époque comme ambassadrice déléguée aux investissements internationaux, chargée, pour résumer, de promouvoir les investissements en France. Etrange que de promouvoir à l'international les actifs français avant de se retrouver à la direction d'un groupe qui cherche à en racheter… C'est en tout cas depuis ce poste clé qu'elle rencontre Ferdinando Beccalli-Falco, président de General Electric International… qui la recrute pour diriger General Electric France. Elle précise à Marianne : « Ferdinando Beccalli-Falco était à l'époque le patron de GE International. Je l'ai rencontré à la World Investment Conference qui se tenait à La Baule en juin 2005. Je l'ai revu en mai 2006, quand il m'a proposé de rejoindre General Electric pour diriger la France. Je le connaissais très peu. Nous avons eu plusieurs entretiens avant de finaliser ma venue en septembre 2006. » Une belle façon de rentabiliser sa position dans la haute administration française, pour pantoufler dans un secteur qu'elle ne maîtrise pas vraiment. Clara Gaymard devient ensuite membre de la Commission trilatérale, dans laquelle siège aussi Ferdinando Beccalli-Falco, qui l'a recrutée, puis présidente de l'American Chamber Of Commerce In France depuis 2014 et membre du conseil d'administration de la French-American Foundation. Gaymard revendique aujourd'hui un engagement de philanthropie chrétienne, à la tête du Mouvement pour une économie bienveillante. « J'espère que dans sa grande philanthropie chrétienne Mme Gaymard pensera à investir à Belfort, les 1 000 licenciés qu'elle a laissés derrière elle ne sont pas près de l'oublier », conclut Olivier Marleix, le député LR dont la plainte évoquant un « pacte de corruption » dans la vente d'Alstom a été déposée auprès du parquet national financier (PNF).

HUGH BAILEY, L'ÉNIGMATIQUE ENTREMETTEUR

Son nom apparaît en avril dernier, lorsqu'il est nommé à la direction de General Electric France… un mois avant que le groupe n'annonce un plan social supprimant 1 050 emplois à Belfort. Sa nomination fait alors polémique : en 2014, au moment de la vente d'Alstom Power, Hugh Bailey officiait comme conseiller à Bercy auprès du ministre de l'époque, un certain Emmanuel Macron. Mais les choses se corsent en septembre 2019 quand le PNF ouvre une enquête pour « prise illégale d'intérêts » contre lui. En cause : sa présence au poste de « conseiller en charge des restructurations et des financements export » lorsqu'une aide de 70,3 millions d'euros est accordée à General Electric, en 2016.
Pour se disculper de tout renvoi d'ascenseur, Bailey a une parade : une autorisation de la Commission de déontologie de la fonction publique en novembre 2017 pour pouvoir pantoufler. Mais Marianne a interrogé Roland Peylet, le président de la commission en question. Catégorique, il affirme : « Hugh Bailey ne nous a jamais mis au courant de cette aide d'Etat de 70,3 millions d'euros. Nous avons seulement eu une attestation d'Emmanuel Lacresse, directeur adjoint du cabinet du ministre de l'Economie de l'époque, Emmanuel Macron, nous indiquant que Hugh Bailey ne s'était pas occupé des affaires concernant General Electric. Nous ne nous fondons que sur ces déclarations et n'avons aucun moyen d'enquête. Si on nous cache des choses, nous ne pouvons pas les voir, et il ne faut pas donner à notre commission une portée qu'elle ne peut avoir : nous ne sommes pas une garantie. » Voilà qui compromet sérieusement la défense de Hugh Bailey, heureux de s'abriter derrière un avis de la commission de déontologie, qui a par ailleurs rendu son avis le 16 novembre 2017… alors que Hugh Bailey entrait à GE deux semaines plus tôt. « La nomination de M. Bailey chez GE France a été autorisée par la commission de déontologie de la fonction publique », insiste GE auprès de Marianne .


Autre détail troublant : pour préparer son passage dans le privé, Bailey demande à intégrer le corps des administrateurs civils et y parvient à la faveur d'un décret présidentiel en novembre 2017. A priori rien d'anormal. Sauf que Bailey avait le statut d'officier militaire, et que cette nomination lui a permis d'éviter de passer devant la commission de déontologie des militaires… réputée plus sourcilleuse que la Commission de déontologie de la fonction publique. D'aucuns y verront une astuce comme une autre, d'autres une vraie forfaiture. Un signe de la « corruption culturelle de la haute administration française », ajoute même Delphine Batho, à l'origine de la saisine du PNF pour cet autre volet de l'affaire.