samedi 2 mars 2019

Violences policières : Emmanuel Macron toujours sourd à la mobilisation anti-LBD


Par Hadrien Mathoux


Plusieurs institutions internationales ont mis en cause la brutalité du maintien de l'ordre lors des manifestations des gilets jaunes, notamment l'utilisation du LBD et de la grenade GLI-F4. Le gouvernement reste droit dans ses bottes.
Plaies béantes, hématomes spectaculaires, gueules balafrées. Laurent Thines, neurochirurgien au CHRU de Besançon, désigne un collage de photographies qu'il a compilé ; des gilets jaunes, le corps et le visage meurtris par des tirs de LBD (lanceurs de balles de défense, arme qui a succédé au flash-ball) et des grenades envoyées par les forces de l'ordre lors des manifestations. Colère de celui qui a lancé la pétition des soignants pour un moratoire sur l'usage de ces armes, qualifiées d'"intermédiaires" ou de "sub-létales" : "Pour moi, ces photos, c'est le mur de la honte".
Depuis le début des mobilisations, d'après les chiffres compilés par le journaliste spécialisé David Dufresne, 2.000 gilets jaunes ont été blessés, dont 220 gravement. 63% l'ont été par des tirs de LBD. 21 personnes ont été éborgnées, dont 19 par le successeur du flash-ball, et 2 par des grenades. 5 manifestants ont eu une main arrachée, et Zineb Redouane, une femme de 80 ans, est décédée après avoir été blessée par une grenade lacrymo. Ces données statistiques brutes, en sus des images témoignant d'une répression souvent violente des mobilisations par les policiers, ont donné lieu ces derniers jours à plusieurs prises de position au niveau international.

Condamnations internationales

Le 14 février, un groupe d'experts de l'ONU publie un communiqué relayant "des allégations graves d’usage excessif de la force" lors des opérations de maintien de l'ordre en France depuis novembre 2018. Les spécialistes membres du Haut commissariat aux droits de l'Homme des Nations Unies pointent, en particulier, "des blessures graves causées par un usage disproportionné d’armes dites 'non-létales' telles que les grenades et les lanceurs de balles de défense ou 'flashballs'". Après l'ONU, suit l'Europe : le même jour, le Parlement européen vote à 438 voix pour, 78 contre et 87 abstentions une résolution dénonçant "le recours à des interventions violentes et disproportionnées de la part des autorités publiques lors de protestations et de manifestations pacifiques" ; sans cibler explicitement la France, le texte a été précédé de débats essentiellement concentrés sur le contexte des gilets jaunes.
La résolution n'appelle pas à l'interdiction des LBD, ce qui pousse alors plusieurs eurodéputés de gauche à s'abstenir, dénonçant les pressions d'une partie de la droite pour édulcorer les exigences du texte. Enfin, ce mardi 26 février, la commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe, Dunja Mijatovic publie un mémorandum adressé aux autorités françaises : elle y appelle le gouvernement à "suspendre l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintiens de l'ordre" et enjoint la France à revoir "au plus vite" la doctrine d'emploi des fameuses armes "intermédiaires".
Qu'est-il reproché à ces instruments de maintien de l'ordre ? Ce jeudi 28 février, l'eurodéputée Marie-Christine Vergiat (élue sur une liste Front de gauche en 2014) organisait une conférence de presse pour réclamer la suspension de l'utilisation des LBD et des grenades lacrymogènes GLI-F4. "Les armes intermédiaires sont dangereuses et mal utilisées", estime la parlementaire, accompagnée de plusieurs figures de la lutte contre les violences policières. Parmi elles, Raphaël Kempf, avocat au barreau de Paris qui défend bon nombre de victimes. Et s'appuie sur des textes produits par des autorités publiques ; ainsi, un rapport conjoint de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) datant de 2014 classe la GLI-F4 dans la catégorie des armes léthales ; le code de sécurité intérieure indique que ces grenades lacrymogènes peuvent servir au maintien de l'ordre mais également être destinées à l'usage militaire. De quoi faire dire à l'avocat que "l'Etat sait depuis au moins cinq ans que cette arme est dangereuse".
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Concernant le LBD, Raphaël Kampf s'appuie sur un rapport du défenseur des droits concernant le maintien de l'ordre, rendu en janvier 2018. Le texte indiquait que le préfet de police de Paris avait interdit le LBD dans les opérations de maintien de l'ordre "au regard de sa dangerosité et de son caractère inadapté dans ce contexte". Recommandation qui a manifestement été rangée au placard s'agissant des manifestations des gilets jaunes. Commentaire de l'avocat : "L'Etat sait que ces armes sont dangereuses, et il continue de les utiliser : pourquoi ? En vérité, le gouvernement joue une stratégie de la tension, il cherche à faire peur aux gens pour les dissuader d'aller manifester."

Dangers graves pour la santé

Le neurochirurgien Laurent Thines, utilisant un diaporama précis et volontairement explicite, a lui documenté la gravité des lésions infligées par les armes sub-létales : "Je suis effaré de voir des gens revenir de manifestation avec des blessures gravissimes, qui entraînent des pertes de substance", s'insurge le médecin. "Les LBD sont faits pour neutraliser des individus dangereux sans les tuer, on en a vu utilisés contre des terroristes ; ce ne sont pas des armes de maintien de l'ordre, ce sont des armes fabriquées pour blesser gravement". Explications scientifiques à l'appui : lourdes et rigides, les balles des LBD partent à 324 kilomètres/heure et ont une force d'impact de 200 joules à moins de dix mètres : l'équivalent d'un "parpaing de 20 kilos lâchés à un mètre de hauteur sur votre tête", d'après Laurent Thines. Dans le cou ou la tête, zones que les policiers ne doivent pas viser mais qui ont été dans les faits l'objet de nombreux tirs lors des manifestations, "les balles peuvent causer une mort par asphyxie ou un AVC". Dans le visage, "les lésions occasionnent des fractures, on peut perdre un oeil , subir des traumas crâniens avec des séquelles neurologiques irrémédiables.".
S'agissant des balles reçues dans le tronc ou sur les membres, cibles recommandées pour les forces de l'ordre utilisant le LBD, le neurochirurgien estime qu'elles peuvent tout de même "causer de graves lésions ; une balle dans le coeur ou la rate peut être potentiellement mortelle". De quoi pousser Marie-Christine Vergiat à demander a minima une "suspension de l'utilisation des armes intermédiaires lors des opérations de maintien de l'ordre. Nos voisins n'utilisent pas ces armes-là". En Europe, la France est en effet l'un des seuls pays avec la Pologne et la Grèce à utiliser le LBD.
Ces arguments n'ont pas convaincu le gouvernement. La veille, dans une conférence de presse commune avec Angela Merkel, Emmanuel Macron a vigoureusement défendu l'utilisation du LBD, s'en prenant à une partie des manifestants : "la meilleure manière d'éviter ces utilisations [du LBD] et ces cas est d'éviter d'avoir des gens qui considèrent que le samedi après-midi est fait pour casser des vitrines, des institutions ou attaquer les forces de l'ordre", a attaqué le président, ajoutant : "Je le dis très simplement, je ne laisserai pas les forces de l'ordre sans aucun moyen ni d'assurer l'ordre public, ni de se défendre face à des gens qui arrivent aujourd'hui armés et avec les pires intentions". Début janvier, le Conseil d'Etat a rejeté les demandes de suspension des armes sub-létales, indiquant qu'elles étaient nécessaires aux forces de l'ordre dans un contexte d'accroissement des violences en manifestation. Certains policiers et gendarmes affirment que si cette catégorie d'armes leur est interdite, ils seront privés de moyens de défense et seraient obligés d'utiliser des armes létales.
Lire aussiLBD : en réalité, le ministère n'oblige pas vraiment les policiers à filmer leurs tirs
Une argumentation qui fait vivement réagir les partisans de l'interdiction des LBD et grenades sub-létales. Parmi eux, David Dufresne, journaliste connu pour son suivi spécialisé des violences policières, réfute l'idée que les manifestations sont plus dangereuses que par le passé : "Cela ne résiste pas à l'analyse historique : rappelons-nous l'incendie du palais du Parlement de Bretagne en 1994, les manifestations des sidérurgistes dans les années 1970, celles des pompiers dans les années 1990, sans parler de mai 68…" Le camp favorable à la suspension des armes intermédiaires pointe deux problèmes majeurs : un manque de formation, et une doctrine défaillante qui mène à "utiliser des armes de défense comme des armes d'attaque".
En effet, jusqu'à 80.000 policiers ont été mobilisés lors des manifestations de gilets jaunes entre décembre et février. Or, "il n'y a que 15.000 CRS et gendarmes mobiles en France" ; ce qui a amené les autorités à mobiliser des milliers de gardiens de la paix pas habitués au maintien de l'ordre. " Quand vous allez chercher des gardiens de la paix dans les commissariats pour lui dire 'samedi, tu as maintien de l'ordre, va t'acheter un casque', ils sont tout à fait légitimes à avoir peur. Ils ne sont pas formés, pas entraînés, pas équipés", estime David Dufresne. Autre catégorie de policiers mobilisée : les membres de la Brigade anti-criminalité (BAC), les fameux "baceux", qui sont formés à l'utilisation du LBD… mais pas au maintien de l'ordre. "Leur habitude est d'utiliser ces armes contre des présumés criminels ou déliquants, ils font du 'saute-dessus', cela n'a rien à voir avec le fait de gérer une foule", critique Dufresne.
Plus largement, le contraste entre les méthodes françaises de maintien de l'ordre et les techniques utilisées chez nos voisins plus au nord est pointé du doigt. Là où les Allemands, Anglais et Néerlandais sont réputés utiliser une doctrine de "désescalade", la France adopterait celle du "maintien à distance", regrette Marie-Christine Vergiat. Pour David Dufresne, il est possible d'éviter des débordements violents sans recourir à des armes telles que le LBD : "On peut informer les manifestants via de gigantesques haut-parleurs, utiliser la signalisation électronique et les réseaux sociaux pour faire les sommations, être mieux informés sur ce qui se prépare au sein des mouvements, ce qui est beaucoup plus compliqué en France depuis la suppression des renseignements généraux…" Autant d'éléments d'apaisement qui, d'après les récentes prises de position du gouvernement, ne sont pas prêts de voir le jour en France.

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