Par Hadrien Mathoux
Plusieurs
institutions internationales ont mis en cause la brutalité du maintien
de l'ordre lors des manifestations des gilets jaunes, notamment
l'utilisation du LBD et de la grenade GLI-F4. Le gouvernement reste
droit dans ses bottes.
Plaies
béantes, hématomes spectaculaires, gueules balafrées. Laurent Thines,
neurochirurgien au CHRU de Besançon, désigne un collage de photographies
qu'il a compilé ; des gilets jaunes, le corps et le visage meurtris
par des tirs de LBD (lanceurs de balles de défense, arme qui a succédé
au flash-ball) et des grenades envoyées par les forces de l'ordre lors
des manifestations. Colère de celui qui a lancé la pétition des
soignants pour un moratoire sur l'usage de ces armes, qualifiées
d'"intermédiaires" ou de "sub-létales" : "Pour moi, ces photos, c'est le mur de la honte".
Depuis le début des mobilisations, d'après les chiffres compilés par le journaliste spécialisé David Dufresne, 2.000 gilets jaunes ont été blessés, dont 220 gravement. 63% l'ont été par des tirs de LBD. 21 personnes ont été éborgnées,
dont 19 par le successeur du flash-ball, et 2 par des grenades. 5
manifestants ont eu une main arrachée, et Zineb Redouane, une femme de
80 ans, est décédée après avoir été blessée par une grenade lacrymo. Ces
données statistiques brutes, en sus des images témoignant d'une
répression souvent violente des mobilisations par les policiers, ont
donné lieu ces derniers jours à plusieurs prises de position au niveau
international.
Condamnations internationales
Le 14 février, un groupe d'experts de l'ONU publie un communiqué
relayant "des allégations graves d’usage excessif de la force" lors des
opérations de maintien de l'ordre en France depuis novembre 2018. Les
spécialistes membres du Haut commissariat aux droits de l'Homme des
Nations Unies pointent, en particulier, "des blessures graves causées
par un usage disproportionné d’armes dites 'non-létales' telles que les
grenades et les lanceurs de balles de défense ou 'flashballs'".
Après l'ONU, suit l'Europe : le même jour, le Parlement européen vote à
438 voix pour, 78 contre et 87 abstentions une résolution dénonçant "le
recours à des interventions violentes et disproportionnées de la part
des autorités publiques lors de protestations et de manifestations
pacifiques" ; sans cibler explicitement la France, le texte a été
précédé de débats essentiellement concentrés sur le contexte des gilets
jaunes.
La résolution n'appelle pas à l'interdiction des LBD, ce
qui pousse alors plusieurs eurodéputés de gauche à s'abstenir, dénonçant
les pressions d'une partie de la droite pour édulcorer les exigences du
texte. Enfin, ce mardi 26 février, la commissaire aux droits de l'Homme
du Conseil de l'Europe, Dunja Mijatovic publie un mémorandum adressé
aux autorités françaises : elle y appelle le gouvernement à "suspendre l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintiens de l'ordre" et enjoint la France à revoir "au plus vite" la doctrine d'emploi des fameuses armes "intermédiaires".
Qu'est-il
reproché à ces instruments de maintien de l'ordre ? Ce jeudi 28
février, l'eurodéputée Marie-Christine Vergiat (élue sur une liste Front
de gauche en 2014) organisait une conférence de presse pour réclamer la
suspension de l'utilisation des LBD et des grenades lacrymogènes
GLI-F4. "Les armes intermédiaires sont dangereuses et mal utilisées",
estime la parlementaire, accompagnée de plusieurs figures de la lutte
contre les violences policières. Parmi elles, Raphaël Kempf, avocat au
barreau de Paris qui défend bon nombre de victimes. Et s'appuie sur des
textes produits par des autorités publiques ; ainsi, un rapport conjoint
de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de
l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) datant de 2014
classe la GLI-F4 dans la catégorie des armes léthales ; le code de
sécurité intérieure indique que ces grenades lacrymogènes peuvent servir
au maintien de l'ordre mais également être destinées à l'usage
militaire. De quoi faire dire à l'avocat que "l'Etat sait depuis au moins cinq ans que cette arme est dangereuse".
Concernant
le LBD, Raphaël Kampf s'appuie sur un rapport du défenseur des droits
concernant le maintien de l'ordre, rendu en janvier 2018. Le texte
indiquait que le préfet de police de Paris avait interdit le LBD dans
les opérations de maintien de l'ordre "au regard de sa dangerosité et de son caractère inadapté dans ce contexte".
Recommandation qui a manifestement été rangée au placard s'agissant des
manifestations des gilets jaunes. Commentaire de l'avocat : "L'Etat
sait que ces armes sont dangereuses, et il continue de les utiliser :
pourquoi ? En vérité, le gouvernement joue une stratégie de la tension,
il cherche à faire peur aux gens pour les dissuader d'aller manifester."
Dangers graves pour la santé
Le
neurochirurgien Laurent Thines, utilisant un diaporama précis et
volontairement explicite, a lui documenté la gravité des lésions
infligées par les armes sub-létales : "Je suis effaré de voir des gens revenir de manifestation avec des blessures gravissimes, qui entraînent des pertes de substance", s'insurge le médecin. "Les
LBD sont faits pour neutraliser des individus dangereux sans les tuer,
on en a vu utilisés contre des terroristes ; ce ne sont pas des armes de
maintien de l'ordre, ce sont des armes fabriquées pour blesser
gravement". Explications scientifiques à l'appui : lourdes et
rigides, les balles des LBD partent à 324 kilomètres/heure et ont une
force d'impact de 200 joules à moins de dix mètres : l'équivalent d'un "parpaing de 20 kilos lâchés à un mètre de hauteur sur votre tête",
d'après Laurent Thines. Dans le cou ou la tête, zones que les policiers
ne doivent pas viser mais qui ont été dans les faits l'objet de
nombreux tirs lors des manifestations, "les balles peuvent causer une mort par asphyxie ou un AVC". Dans le visage, "les
lésions occasionnent des fractures, on peut perdre un oeil , subir des
traumas crâniens avec des séquelles neurologiques irrémédiables.".
S'agissant
des balles reçues dans le tronc ou sur les membres, cibles recommandées
pour les forces de l'ordre utilisant le LBD, le neurochirurgien estime
qu'elles peuvent tout de même "causer de graves lésions ; une balle dans le coeur ou la rate peut être potentiellement mortelle". De quoi pousser Marie-Christine Vergiat à demander a minima une "suspension
de l'utilisation des armes intermédiaires lors des opérations de
maintien de l'ordre. Nos voisins n'utilisent pas ces armes-là". En Europe, la France est en effet l'un des seuls pays avec la Pologne et la Grèce à utiliser le LBD.
Ces
arguments n'ont pas convaincu le gouvernement. La veille, dans une
conférence de presse commune avec Angela Merkel, Emmanuel Macron a
vigoureusement défendu l'utilisation du LBD, s'en prenant à une partie
des manifestants : "la meilleure manière d'éviter ces utilisations
[du LBD] et ces cas est d'éviter d'avoir des gens qui considèrent que le
samedi après-midi est fait pour casser des vitrines, des institutions
ou attaquer les forces de l'ordre", a attaqué le président, ajoutant : "Je
le dis très simplement, je ne laisserai pas les forces de l'ordre sans
aucun moyen ni d'assurer l'ordre public, ni de se défendre face à des
gens qui arrivent aujourd'hui armés et avec les pires intentions".
Début janvier, le Conseil d'Etat a rejeté les demandes de suspension des
armes sub-létales, indiquant qu'elles étaient nécessaires aux forces de
l'ordre dans un contexte d'accroissement des violences en
manifestation. Certains policiers et gendarmes affirment que si cette
catégorie d'armes leur est interdite, ils seront privés de moyens de
défense et seraient obligés d'utiliser des armes létales.
Lire aussiLBD : en réalité, le ministère n'oblige pas vraiment les policiers à filmer leurs tirs
Une
argumentation qui fait vivement réagir les partisans de l'interdiction
des LBD et grenades sub-létales. Parmi eux, David Dufresne, journaliste
connu pour son suivi spécialisé des violences policières, réfute l'idée
que les manifestations sont plus dangereuses que par le passé : "Cela
ne résiste pas à l'analyse historique : rappelons-nous l'incendie du
palais du Parlement de Bretagne en 1994, les manifestations des
sidérurgistes dans les années 1970, celles des pompiers dans les années
1990, sans parler de mai 68…" Le camp favorable à la suspension des
armes intermédiaires pointe deux problèmes majeurs : un manque de
formation, et une doctrine défaillante qui mène à "utiliser des armes de défense comme des armes d'attaque".
En effet, jusqu'à 80.000 policiers ont été mobilisés lors des manifestations de gilets jaunes entre décembre et février. Or, "il n'y a que 15.000 CRS et gendarmes mobiles en France" ; ce qui a amené les autorités à mobiliser des milliers de gardiens de la paix pas habitués au maintien de l'ordre. " Quand vous allez chercher des gardiens de la paix dans les commissariats pour lui dire 'samedi, tu as maintien de l'ordre, va t'acheter un casque', ils sont tout à fait légitimes à avoir peur. Ils ne sont pas formés, pas entraînés, pas équipés",
estime David Dufresne. Autre catégorie de policiers mobilisée : les
membres de la Brigade anti-criminalité (BAC), les fameux "baceux", qui
sont formés à l'utilisation du LBD… mais pas au maintien de l'ordre. "Leur
habitude est d'utiliser ces armes contre des présumés criminels ou
déliquants, ils font du 'saute-dessus', cela n'a rien à voir avec le
fait de gérer une foule", critique Dufresne.
Plus largement,
le contraste entre les méthodes françaises de maintien de l'ordre et les
techniques utilisées chez nos voisins plus au nord est pointé du doigt.
Là où les Allemands, Anglais et Néerlandais sont réputés utiliser une
doctrine de "désescalade", la France adopterait celle du "maintien à distance",
regrette Marie-Christine Vergiat. Pour David Dufresne, il est possible
d'éviter des débordements violents sans recourir à des armes telles que
le LBD : "On peut informer les manifestants via de
gigantesques haut-parleurs, utiliser la signalisation électronique et
les réseaux sociaux pour faire les sommations, être mieux informés sur
ce qui se prépare au sein des mouvements, ce qui est beaucoup plus
compliqué en France depuis la suppression des renseignements généraux…"
Autant d'éléments d'apaisement qui, d'après les récentes prises de
position du gouvernement, ne sont pas prêts de voir le jour en France.
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