Par
Alexandra Saviana
Décryptage
Pour lutter contre la pollution émise par le transport en avion,
plusieurs élus en France proposent de taxer le kérosène, voire de
supprimer les lignes aériennes quand le TGV fait mieux. Deux solutions
difficiles à mettre en place à l'échelle européenne…
Pour ou contre la fin du Paris-Marseille en avion ? Plusieurs députés
écologistes, LFI, socialistes et LREM ont déposé des amendements à la
Loi d'orientation des mobilités (LOM), débattue à l'Assemblée nationale à
partir de ce lundi 3 juin, afin de supprimer en France les petites
lignes aériennes dont le trajet est réalisable, rapidement et en ligne
directe, en train. Une autre proposition, émise par le député LFI
François Ruffin, est de taxer les billets d'avion et le kérosène. Des
politiques de découragement des courts trajets en avion que d'aucuns
refusent de mettre en place en France tant qu'elles ne sont pas
appliquées à une plus large échelle, au minimum européenne. Sauf que
dans la pratique, changer d'échelle pose des problèmes supplémentaires,
voire mène à une impasse.
La taxe kérosène, inefficace ?
François
Ruffin est pourtant loin d'être le premier à vouloir réinventer la
taxation du kérosène. Laquelle est interdite sur les vols internationaux
depuis la convention internationale de Chicago, signée en 1944. Certains pays, dont la France, ont depuis lors élargi cette règle à leurs vols intérieurs. Remise en question par le mouvement des gilets jaunes, cette exemption était revenue dans le débat au point qu'en avril, le ministre de la Transition écologique, François de Rugy, avait estimé que la France ne pourrait "pas continuer sur un accord mondial qui date de 1944" : "En 1944, personne ne parlait du dérèglement climatique et de l'effet de serre. Les choses ont changé", relevait-il, se déclarant favorable à une taxation sur "les vols internes à l'Union européenne".
Alors,
bientôt la fin de l'Europe Easyjet, celle des sauts de puce aériens à
prix cassés entre les capitales du continent ? Concernant une taxe
kérosène européenne, le premier obstacle soulevé est bien sûr celui de
la compétitivité des compagnies concernées sur la scène internationale.
"Cette taxe serait moins suicidaire qu'une taxation nationale mais
poserait toujours un problème pour les compagnies européennes, relève Alain Bonnafous, professeur émérite de l’Université de Lyon et chercheur au Laboratoire d'économie des transports. La
partie principale de leur activité dégagerait moins de marges, alors
que les opérateurs non-européens ne seraient touchés que marginalement". Selon lui, une taxe européenne sur le kérosène serait donc du pain bénit pour le reste des compagnies aériennes : "Pour
éviter que le secteur aérien européen perde sa compétitivité, il serait
préférable que cette taxe ne soit pas seulement intra-continentale mais
que d'autres pays l'accompagnent. Or, il est difficile d'imaginer Donald Trump appliquer une taxe sur le kérosène sur les vols extérieurs".
Spécialiste
des transports, l'économiste Yves Crozet est convaincu de
l'inévitabilité de cette taxe mais doute qu'elle soit réellement
efficace pour diminuer l'importance du trafic aérien. Car les vols
intra-européens low-cost, devenus "ultra-compétitifs", les ont rendus incontournables : "Au fil des années, le transport aérien s'est démocratisé".
L'UE draine aujourd'hui un tiers du marché mondial et près de 800
millions de voyageurs ont transité par les aéroports de l'Union en 2010,
selon la Commission européenne. "Une taxe sur le kérosène aura
probablement un impact dérisoire sur le prix des billets. Je doute
qu'elle dissuade réellement les passagers de prendre l'avion", conclut l'économiste.
A l'Europe de vous faire préférer le train ?
C'est pourquoi, afin de limiter la facture en CO2 des Européens, des
élus proposent aujourd'hui de carrément les obliger à prendre le train
quand celui-ci offre une alternative efficace. Dans la
proposition de François Ruffin, applicable à la France, il s'agit d'interdire tout simplement les lignes aériennes
"lorsque l’avion ne fait pas gagner beaucoup de temps, ce que nous quantifions à la durée du vol plus 2h30".
Et
ce, afin de tenir compte du fait que prendre un avion induit une perte
de temps dans les transports vers et depuis l'aéroport, les contrôles de
sécurité, les temps d'embarquement et de débarquement…
"Depuis
l'attentat du 11 septembre 2001 et l'accroissement des contrôles de
sécurité dans les aéroports, il est souvent plus rapide de prendre le
train, appuie Alain Bonnafous. Avec le rail, vous arrivez
toujours en centre-ville, au contraire de l'avion, qui nécessite presque
toujours d'emprunter une voiture ou un autocar pour le rejoindre". "Nous
sommes entrés dans l'ère du transport de masse. Le train remplit
parfaitement cet impératif : en France, un TGV circule toutes les 5
minutes. Fréquence qui se réduira bientôt à 3 minutes", complète
Yves Crozet. Or, pour un trajet de plus de 500 km aller-retour, un avion
émet entre 145 et 241 kg de CO2 par passager. Par comparaison, la
voiture ne fait pas beaucoup mieux, avec environ 170,6 kg par personne.
Les chemins de fer, en revanche, font figure d'excellents élèves : 11,8
kg par personne pour un train classique et jusqu'à seulement 3,2 kg de
dioxyde de carbone pour un TGV ! Remplacer l'avion par le TGV, c'est
donc assurément la bonne opération en termes de bilan carbone. Reste que
l'idée n'est applicable - à une liste de trajets listés par le député -
que grâce à un réseau de lignes à grande vitesse (LGV) particulièrement
bien développé en France. Exemple : Paris-Marseille, 775 km, 3h05 en
TGV contre 1h20 d'avion + 2h30 d'à-côtés = 3h50. Mais nos voisins ne
sont pas si bien équipés…
Le retard… de l'Allemagne
Prenons
le plus grand d'entre eux, par ailleurs pays le plus peuplé de l'UE :
l'Allemagne. Leader économique du continent, les Allemands ont en
revanche oublié de développer leur réseau de trains à grande vitesse !
Le magazine Spiegel
s'est d'ailleurs amusé récemment à recalculer la durée des trajets
entre les villes les plus importantes du pays si celles-ci étaient
reliées aussi efficacement qu'en France. Le résultat souligne le gros
retard allemand : un Berlin-Cologne serait réduit de 5h à 2h21 et un
voyage de Munich à Hambourg (790 km, soit l’équivalent d'un
Paris-Marseille) ne prendrait que 3h12 contre… 5h35 aujourd'hui. "Même
sur la longue route Munich-Hambourg, le train avec un temps de trajet
d'un peu plus de trois heures serait généralement plus rapide que
l'avion, les passagers devant toujours prendre en compte l'arrivée et le
départ pour l'aéroport ainsi que les temps d'attente nécessaires", relève le Spiegel.
En effet, par voie aérienne, un Munich-Hambourg prend aujourd'hui 1h15.
Si l'on y ajoute les 2h30 d'à-côtés calculés par la proposition
française, cela donne 3h45. Sauf qu'en regard des 5h35 sur le réseau
existant, l'avion reste nettement meilleur.
Le retard allemand dans le ferroviaire est général, dans un pays qui a toujours privilégié la voiture au ferroviaire. "L'explication est à trouver dans l'état des infrastructures, note Vincent Bourquin, co-responsable du Sustainable Engineering Systems Institute à Fribourg, en Suisse. Si
on veut rendre le train plus attractif, il faut y mettre les moyens en
terme de rénovation. Lorsqu'il est question d'infrastructures, le train
demande plus d'attention que l'avion". Attention que n'ont pas
toujours portée les pays européens. Résultat : en l'état actuel du
réseau, obliger les Allemands à prendre le train plutôt que l'avion
paraît donc peu réaliste.
Le train européen doit donc faire face à
un problème de taille que n'a jamais connu l'avion : la disparité des
systèmes ferroviaires. Quand un Paris-Berlin se fait en à peine 1h45 en
avion, le trajet dure... plus de 8h30 par rail. La France aura beau
mettre l'accent sur le développement de ses lignes à grande vitesse,
comment faire émerger un vrai réseau européen si ses voisins ne
l'accompagnent pas ? "L'espace aérien a toujours été internationalisé. A l'inverse,chaque pays a développé de son côté son propre chemin de fer, sans prendre en compte celui des pays voisins, note Patrice Salini, économiste des transports. Il faudrait un plan d'investissement dans le train, alors que la liaison existe déjà par avion. Le réseau européen s'est tissé entre la complémentarité des transports aérien et ferroviaire". Un modèle que seule une volonté politique forte pourrait remettre en cause.