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C.A.
L’insoumission
est un nouvel humanisme” - Entretien avec Jean-Luc Mélenchon - Le
1 hebdo - 17/10/2017
On
vous présente comme le premier opposant de France. Quel est le sens,
pour vous, du mot opposition ?
L’opposition
? Ce n’est qu’une étape vers la conquête du pouvoir. Du reste,
quel mérite à être le premier opposant, quand les autres ne
s’opposent pas ? Le PS est broyé. Il ne se relèvera pas avant un
très long moment, s’il se relève un jour. Sa base sociale a
disparu. Pas parce qu’elle est partie, mais parce qu’elle
n’existe plus. Cette base, c’était la classe moyenne urbaine
ascendante des années 1970. Monsieur faisait du jogging, madame de
la bicyclette, et le gros chien blanc bondissait entre eux : c’est
la pub pour le quartier des Pyramides à Évry, en 1980. Cette base
sociale n’existe plus : la classe moyenne n’est plus ascendante,
elle a peur du déclassement pour ses enfants, et elle a sombré dans
le zapping consumériste. Donc le liant à partir duquel le PS
assemblait les ouvriers et les ingénieurs s’est cassé.
Et
il a choisi la fuite en avant dans l’illusion libérale des classes
moyennes supérieures : c’est la cause profonde de son isolement
quasi total. Mais ceux qui sont le plus en danger aujourd’hui, ce
sont les partis de droite ! Ne sous-estimez pas Macron : quand il
parle des « fainéants », il ne fait que reprendre le vocabulaire
de la droite ras-du-bonnet ; c’est un signal de ralliement, il veut
être le nouveau chef de la droite. Dans ce cas, le titre de premier
opposant de France peut être suspect. Je ne veux pas d’une
compétition dont je n’ai pas choisi les termes. Notre but, c’est
de construire une majorité populaire autour de notre programme et de
nous préparer à gouverner dans la révolution citoyenne. Il faut
savoir choisir son terrain, s’y déployer et s’y tenir, sans se
laisser entraîner dans des compétitions sans objet.
Justement,
quel est pour vous le terrain de l’opposition : l’Assemblée, la
rue ?
Les
deux. Voyez comment nous avons agi contre les ordonnances. On nous
prédisait cinq députés à l’Assemblée ; on est dix-sept. On
forme un groupe avec des notes différentes, des nuances. Un groupe
qui marche à la bonne franquette. Mais il dégage une énergie
énorme et contagieuse !
Votre
groupe comporte tout de même quelques fortes personnalités, de
François Ruffin à Clémentine Autain. Comment cela se passe-t-il ?
Il
faudrait leur demander leur ressenti ! Mais c’est simple entre
nous. Il y a dix-sept têtes dures. On forme un groupe, pas une
addition d’individus. Et j’ai un besoin total de les voir occuper
le terrain. Plus il y a d’émetteurs du message, plus il se
diffuse. Attention : ce sont de belles intelligences, et surtout des
militants, avec souvent cinq ou dix ans d’expérience dans les
bottes. Le petit Quatennens ne sort pas de l’œuf : certes, il n’a
que 27 ans, mais il a une dizaine d’années d’expérience
derrière lui.
Qu’en
est-il de la rue ? Vos appels aux casserolades ou au million de
manifestants sur les Champs-Élysées n’ont pas été franchement
couronnés de succès…
Vous
vous trompez ! Chaque jour, on avance. La conscience collective du
grand nombre progresse. Nous apprenons à assumer notre rôle
central. Par exemple, nous ne sommes pas tombés dans le piège de la
compétition avec les syndicats. Mais qui d’autres que nous, en
politique, est capable de telles mobilisations de masse ? Parfois,
bien sûr, on prend des coups. On apprend. Le 23 septembre dernier,
on a été naïfs. La marche a été un énorme succès, mais on n’a
pas été bons sur le service après-vente. Castaner a monté une
belle diversion avec l’histoire du peuple et des nazis. C’est
dommage, car cela a limité notre impact médiatique. Notre tactique,
c’est celle du bélier : frapper sans pause, en comptant que la
muraille finira par tomber. On ne sait pas quand ! Il faut donc être
endurant. Et avoir une stratégie de combat sur le long terme.
Quel
va être le rôle des Insoumis dans les cinq années à venir ?
Le
point de départ, c’est le livre L’Ère du peuple en 2014,
la théorie de la révolution citoyenne. Et le programme L’Avenir
en commun. La théorie, c’est : le peuple fait la révolution
citoyenne. Toute la question est de savoir comment on définit le
peuple et en quoi consiste son action.
Deux
éléments ont jailli pour produire la théorie de la révolution
citoyenne. Le premier, c’est l’épuisement de tous les modèles
de la « vieille gauche » – en atteste l’effondrement de la
social-démocratie européenne, qui a longtemps été ma famille
politique, et du communisme d’État. Beaucoup vivent ça comme un
incident de parcours. Pas moi. Un monde est mort ! Le second
déclencheur, c’est la prise de conscience écologique.
L’entrée
dans l’écologie politique m’a fait sortir du cadre théorique
dans lequel j’étais en train de mourir sur pied. L’écologie
politique ramène aux fondamentaux. Il y a des biens communs, un seul
écosystème compatible avec la vie de notre espèce, et ils sont
menacés. La thèse sociale-démocrate est donc morte à jamais, car
elle suppose une correction progressive des inégalités par une
répartition inégalitaire des produits de la croissance – le
développement serait infini alors que la ressource est finie. Quant
au communisme d’État, il fonctionne lui aussi sur une illusion
productiviste, aggravée du fait qu’il est incapable de
s’autocorriger parce qu’il n’y a pas de démocratie. Donc il
fallait reformuler un corpus théorique cohérent : identifier
l’acteur de l’histoire, ses méthodes d’action, le programme
capable de le fédérer et la place particulière de la démocratie
et de la conflictualité pour renverser le vieux monde et faire vivre
le nouveau.
La
France insoumise est-elle un parti ou un mouvement ?
C’est
un mouvement. Nous ne voulons pas être un parti. Le parti, c’est
l’outil de classe. Le mouvement est la forme organisée du peuple.
L’idée, c’est d’articuler le mouvement, sa forme et son
expression : le réseau. Je sais que ce n’est pas évident à
comprendre pour les seniors de la politique qui trimballent leurs
vieux scénarios des années soixante, mais le but du mouvement de la
France insoumise n’est pas d’être démocratique mais collectif.
Il refuse d’être clivant, il veut être inclusif. Ça n’a rien à
voir avec la logique d’un parti. De plus, il doit être un organe
utile. Alors les copains distribuent de la nourriture, vont chercher
des vêtements, aident les gens à demander les prestations sociales
auxquelles ils ont droit. Et pour le reste, le mouvement ne fait que
des campagnes. Donc quand on nous demande où est la direction, ça
peut vous paraître étrange, mais il n’y en a pas.
Nos
observateurs sont enfermés dans une vision binaire opposant
verticalité et horizontalité. Or le mouvement n’est ni vertical
ni horizontal, il est gazeux. C’est-à-dire que les points se
connectent de façon transversale : on peut avoir un bout de sommet,
un bout de base, un bout de base qui devient un sommet… Pour le
comprendre, il faut construire un nouvel imaginaire politique.
Et
le concept d’Insoumis, d’où vient-il ?
Lui
aussi est très travaillé. Au point de départ, l’idée était de
trouver un mot qui dise deux choses en même temps : une action
collective et un comportement individuel. Le mot insoumis est ce qui
correspond le mieux à l’individuation des rapports sociaux de
notre temps. Au début, l’idée c’était « rebelle ». Mais
rebelle ne dit rien de celui qui l’est. Insoumis, ça nous ramène
à la racine individuelle du combat pour l’émancipation. Je dis :
l’insoumission est un nouvel humanisme. J’ai rattaché notre
mouvement à ses racines très profondes : l’époque où
l’obscurantisme religieux commence à desserrer ses mâchoires de
fer et où émerge la Renaissance, et avec elle un désir de liberté
de pensée et de liberté politique. L’insoumis, c’est un concept
en travail. Le crayon à la main, je complète en ce moment la thèse
de l’insoumission humaniste.
Dans
le mouvement de la France insoumise, quel rôle joue Jean-Luc
Mélenchon ?
Je
sers de clé de voûte. Je laisse donc beaucoup les choses se faire
toutes seules. C’est très anxiogène de bosser avec moi. Il n’y
a pas de consigne, on ne sait pas ce que je veux. Moi je sais.
Parfois, mais pas toujours. J’ai une foi totale dans la capacité
auto-organisatrice de notre peuple. Ce n’est plus le même peuple
que dans ma jeunesse, les gens sont très éduqués, ils ont moins de
lectures communes, mais ils ont une ample culture partagée de
vidéos, de films, de musiques. Tout le monde sait qui est Naomi
Klein, tout le monde a vu son film La Stratégie du choc ;
tout le monde a vu aussi, par exemple, les films Demain, La
Sociale ou Divines. Donc le mouvement se construit sur une
culture commune, et avec une capacité d’auto-instruction des
masses humaines considérable.
Votre
électorat est aujourd’hui principalement constitué de gens aux
revenus limités, mais souvent très diplômés. Qu’avez-vous prévu
pour parler au peuple sans diplôme ?
Moi.
Vous pouvez vous identifier à moi. J’assume le refus de ce monde.
Ne pas être diplômé ne veut pas dire ne pas avoir d’idées ou de
savoirs. Mon comportement valide leur insoumission spontanée. Les
personnes que je croise dans la rue, dans le bus, dans le métro,
sentent d’instinct celui qui est « avec nous ». C’est
important, dans une société, de gagner les gens à la fois par ce
qu’ils ont dans la tête et par les affects. Le mécanisme libéral
qui broie les classes sociales continue à alimenter nos rangs, pas
ceux des autres. Si on avait une société qui permettait aux classes
populaires de s’élever, de croire en l’avenir de leurs enfants,
alors le point d’équilibre serait sans doute plus modéré. Ce
n’est pas le cas. Dans les milieux populaires, on cherche surtout à
prouver qu’on est un mouvement utile. On a repris l’idée de
caravanes militantes, qui vont à la rencontre des gens, qui les
renseignent sur les droits sociaux dont ils peuvent bénéficier, qui
les inscrivent sur les listes électorales, qui amènent des
écrivains publics et des équipes sanitaires, qui mènent la
bataille contre les punaises de lit ! On ne peut plus aujourd’hui
se contenter de mettre une pile de prospectus sur une table et
d’attendre le chaland. Il faut créer les équipes de potes, aller
faire du porte-à-porte, et surtout rester et discuter. On prépare
la masse qui va agir. Ça prend du temps ! Il faut avoir la patience
des bâtisseurs. Pas question de faire semblant. On ne se contente
pas d’espérer faire juste 5 % pour permettre de rembourser les
frais de campagne. Je veux fédérer une majorité populaire et
gouverner le pays. La dernière campagne a été féconde : seuls
contre tous les autres partis, nous avons dû continuellement trouver
le moyen d’être compris par le grand nombre. Bien sûr, de temps à
autre, on fait des rechutes. On écrit des tracts qui jargonnent.
Mais, globalement, les mentalités avancent. Voyez la bataille sur le
Code du travail : c’est une réforme complexe, difficile à
comprendre. On a maintenu la flamme. Est-ce qu’on va réussir à
l’empêcher ? C’est une situation ouverte. La politique est un
art de la réalisation. Il ne suffit pas de savoir, il faut faire.
Et, à un moment, tu fais et tout peut basculer.
Avec
ces actions et la création du Média, un organe très proche de la
France insoumise, reprenez-vous l’idée très communiste de
création d’une forme de contre-société ?
Bien
sûr. Le Média sera un espace culturel, ce qui signifie qu’il ne
sera jamais « le » média du mouvement. Ça ne servirait à rien.
J’ai déjà ma chaîne YouTube, et la plateforme des Insoumis
compte cinq cent mille appuis. Il y a nos millions de tracts ! Le
rôle du Média est de rendre possible et de structurer un espace
culturel autonome de résistance et d’insoumission. Un espace
culturel d’un type absolument nouveau, car il veut s’enraciner
dans la francophonie. Donc il va s’alimenter aussi au Québec, dans
le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. Notre horizon n’est pas
celui du village franco-français ! Nous voyons grand pour agir en
grand : la francophonie, troisième groupe de locuteurs au monde,
c’est une bonne base. Je ne veux jouer aucun rôle dans la vie du
Média. On a besoin de moi dans tellement d’autres secteurs moins
bien lotis ! Il y a tellement d’autres initiatives sociétales. En
ce moment, des copains réfléchissent à créer une organisation
pour les enfants, sur le modèle des scouts, d’autres veulent créer
des caravanes sanitaires… Le but numéro un du mouvement, c’est
l’auto-organisation du peuple. C’est pour ça qu’on ne parle
pas la même langue avec ceux qui me demandent : « Comment sera élue
la direction du mouvement ? » On s’en fout comme de notre première
chemise ! Le système multipolaire actuel nous convient. Qui fait
attention au fait que toutes nos structures comportent une part de
gens tirés au sort depuis le début ? Nous aurons bientôt une
assemblée représentative du mouvement à moitié tirée au sort !
Nous engageons des révolutions radicales dans la manière
d’organiser notre vie politique.
C’est
ce qui vous rapproche d’un mouvement comme La République en marche
! Qu’est-ce qui vous en différencie ?
Le
fond. Les outils sont souvent les mêmes mais, ensuite, tout diverge.
Par exemple, eux ont une plateforme qui fonctionne bien, très
professionnelle. Mais tout est sous-traité à des entreprises qui
ont des méthodes non politiques. En marche ! ne construit pas un
mouvement de masse transversal ni une contre-société, ce n’est
pas son sujet. Il est fondamentalement jupitérien. J’admets que,
dans notre façon de faire, il y a aussi une dimension verticale.
Mais elle n’est ni unique ni centrale.
Qu’est-ce
qui vous a éloigné de votre ancien partenaire, le Parti communiste
?
Quand
j’ai quitté le PS au bout de trente ans, je voyais que la formule
des cartels de partis qui fusionnaient était dominante en Europe :
c’était Die Linke en Allemagne, Synaspismós, devenu Syriza, en
Grèce. Partout revient la même formule : une coalition devient un
parti. Mais, en France on bute sur une difficulté imprévue. Nous
étions pour un front de gauche et la direction du PCF est
pour des fronts de gauche. Tout a mal tourné. J’étais
devenu une machine à cash électoral, mais ils ne voulaient pas
entendre parler d’une organisation qui se construise par l’ancrage
populaire de masse. J’ai compris que si on continuait sur cette
voie, on croupirait à 6 %. Sans oublier le noir opportunisme des
alliances dans les élections locales sous prétexte de «
rassemblement de la gauche ». La direction actuelle du PC a rendu
illisible le « front de gauche ». Mais, sur le terrain, les
militants communistes ont largement fait équipe avec nous contre la
tambouille. Leur congrès a repris notre thèse de la « révolution
citoyenne ». Et, en retirant nos candidats dans six
circonscriptions, nous avons permis l’élection de plus de la
moitié des députés communistes. Nous ne sommes donc pas en guerre.
Mais la divergence de stratégie ne doit pas être masquée :
rassembler la gauche ou fédérer le peuple ? Les résultats
électoraux ont tranché. Hélas, le PCF est à 2 % aux législatives.
Comment
expliquez-vous le décalage entre la description que vous faites de
votre mouvement, qui se veut solidaire et bienveillant, et son image
publique, parfois dure et agressive ?
Nos
adversaires savent travailler ! Ils savent marquer des points contre
nous. Ils ont l’appui du « parti médiatique », quasi unanime.
Leur but essentiel est de nous attribuer une identité qui leur
convient. On s’apprête à leur faire les poches, ils ne vont pas
nous féliciter ! Donc il joue sur cette corde : Mélenchon est
agressif, ses partisans sont durs, etc. Ils parviennent à rendre les
nôtres super virulents sur les réseaux sociaux. Mais quand tu les
retrouves dans la rue, tout le monde voit bien qu’ils sont bons
comme du pain blanc. La morale de cela, c’est qu’il ne faut pas
s’occuper de ce que les gens pensent de nous dans l’instant. Car
on n’arrivera pas à empêcher qu’on nous caricature. Essayons
plutôt d’en tirer parti. Le large public s’éduque petit à
petit mais irrémédiablement. Le mépris populaire pour les médias
a bien évolué : il est plus profond et conscient que jamais. Je
sais que c’est dur. Moi aussi, il y a des jours où je me sens
asphyxié par les buzz quotidiens que lancent les chiens de garde.
Parlons
d’un sujet plus important alors, mais pas moins polémique : la
nation et l’Europe. Quelle est votre position aujourd’hui sur ces
points ?
La
nation est un mot à bords flous en France. Pour moi, il y a un
concept central : le peuple est souverain. On oublie que j’ai passé
presque dix ans à mener un combat fédéraliste au niveau européen,
avec la gauche du SPD, pour aboutir à une assemblée constituante.
Au bout d’un moment, j’ai laissé tomber. Leur Europe, celle des
traités libéraux, a gagné. Le pli est désormais irréversible. Il
faut avancer avec une autre méthode. Nous avons appelé ça « plan
A et sinon plan B ». On ne peut pas laisser faire l’Europe en
défaisant la France. Mais, en s’appuyant sur l’identité
républicaine de la France, on peut faire une Europe des nations bien
intégrée. Les Français comprennent ça ! Mais leurs élites
sociales et médiatiques sont mondialistes. Nous sommes
altermondialistes. J’ai été marqué par le sens du nationalisme
latino. C’est un nationalisme de gauche, anti-impérialiste. Ça a
un sens : tu ne peux pas construire un mouvement de masse à dix
mille kilomètres de l’affect moyen de ton pays. La première fois
qu’on a évoqué l’idée de chanter La Marseillaise dans
les meetings, plusieurs de mes amis ne voulaient pas en entendre
parler. Moi, j’y croyais. Si on fait une campagne présidentielle
où on ne chante pas l’hymne national, qu’est-ce qu’on va
chanter ? L’Internationale ? Ça exclut tous ceux qui ne la
connaissent pas. Quand on a commencé à chanter La Marseillaise
sur la place de Stalingrad à Paris en 2012, ceux qui chantaient le
plus fort, c’étaient les jeunes dans le public. Pour moi, il était
important de rendre à ce chant son caractère populaire, qui en fait
partout dans le monde un chant révolutionnaire. J’y reviens : le
concept central, c’est celui selon lequel le peuple est le seul
souverain.
L’Europe
ne peut pas être le cadre de cette souveraineté ?
Alors
le monde entier peut l’être ! Il n’y a qu’une seule humanité.
Mais s’il faut commencer par un bout, commençons par former un
peuple souverain. Le « peuple européen », qu’est-ce que c’est
? Je ne me sens rien de commun avec les pays baltes. C’est le bout
du monde, même les Romains ne sont pas allés là-bas ! La grande
matrice de l’Europe, ce sont les frontières de l’Empire romain.
En deçà, la nation civique ; au-delà, la nation ethnique. Et quel
déni de la réalité concrète ! Il y a un million de Maghrébins
qui vivent aujourd’hui en France, dont une majorité sont français
! On a des familles en commun ! Mais on les traite en suspects ! Et
on traiterait comme des frères de lointains Lituaniens sous prétexte
qu’ils sont chrétiens ! Ce n’est pas mon histoire. Quand je
parle de nation, il ne faut pas l’essentialiser. La nation, c’est
le contenant de la République et de son peuple souverain. Ce qui
m’intéresse, c’est le caractère républicain de la patrie. En
France, la République fonde la nation, et pas l’inverse. Jospin me
disait : il y avait la France avant la Révolution. Non ! C’était
le royaume de France, les frontières étaient différentes, les gens
aussi. Par conséquent, je n’accepterai jamais un nationalisme qui
serait un ethnicisme. Je suis universaliste. Et je refuse absolument
les abandons de souveraineté populaire sous prétexte de cantiques
européistes creux et dangereux, comme le renoncement à notre
autonomie en matière de défense.
Si
la France insoumise arrivait au pouvoir, respecterait-elle la
démocratie ?
Mais
oui ! On votera même plus que jamais ! Et on perdra des élections !
Et alors on s’en ira ! L’erreur est de croire que, parce qu’on
essaye de se maintenir par la force, on peut avoir raison. Ni la
force ni la guérilla. J’ai cru, comme beaucoup de gens de ma
génération, à l’idée de la guérilla. On a aidé et armé le
MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) contre Pinochet.
Aujourd’hui, on ne le ferait plus. L’action populaire et les
bulletins de vote ! Ça durera le temps qu’il faut, mais le tyran
finira par tomber. Et les copains ne mourront plus les premiers.
La
violence n’est pas une solution en politique ?
Jamais.
C’est toujours nous qui perdons, c’est ce que la vie m’a
appris. On n’est jamais assez armés, on perdra tout le temps et
les meilleurs mourront. C’est un hasard local si on a pris le
pouvoir comme cela à Cuba, et on l’a chèrement payé. Le Che est
mort en Bolivie avec cette stratégie. Il n’y a pas d’exemple où
on ait vaincu par les armes. En revanche, il y en a beaucoup où nous
avons été vaincus parce que certains prenaient les armes. À un
moment, j’en arrivais à dire : les seules révolutions durables
sont celles où on vient aux actions avec ses gosses dans les
landaus.
Quels
sont les penseurs qui ont nourri votre action et celle de la France
insoumise ?
Je
suis maintenant un bric-à-brac très avancé. C’est un processus
très humain de culture accumulative : j’empile des romans, des
essais, etc. En revanche, j’ai des repères fixes : le matérialisme
historique, les livres de l’historien marxiste Denis Collin, et
même des inspirations littéraires. Voyez mon fameux hologramme :
c’est une idée que je sors d’Isaac Asimov, dans Fondation et
Empire ! Ça ne se dit pas. Je pourrais aussi citer Philip K.
Dick, dans la même veine. Après, pour comprendre les aspects
premier degré répétitif, c’est quelque chose que j’ai trouvé
chez Erskine Caldwell. Ses personnages sont des abrutis, qui répètent
tout le temps la même chose, mais qui avancent par la force de
l’évidence qu’ils ressentent. Un texte comme La Route au
tabac est pour moi lumineux. Donc je suis aussi fait de romans.
Parce que la théorie politique, le matérialisme historique,
Gramsci, c’est bien beau, mais ce n’est pas forcément ce qui te
rend créatif dans l’action. Pour cela, il y a la littérature.
Quand mes assistants commencent à travailler avec moi, les premiers
livres que je leur donne ce sont Socialisme utopique et socialisme
scientifique d’Engels, puis la biographie de Louis XI par Paul
Murray Kendall.
Pourquoi
Louis XI ?
Parce
que c’est un génie ! Il affronte un adversaire riche et puissant,
qui a tout pour lui. Lui arbore un chapeau pouilleux et n’est même
pas sûr d’être le fils du roi. Mais il calcule. Toute sa force
sera de parvenir à prendre Charles le Téméraire à son propre
piège pour le mettre à terre. Ce livre est arrivé dans ma vie et
m’a montré l’intelligence de cet homme plus qu’isolé, et qui
va parvenir avec quelques compères à retourner la situation et
triompher. Avec François Delapierre, l’ancien secrétaire national
du Parti de gauche qui est décédé en 2015, nous appelions cela «
la stratégie de la tête d’épingle ». Et puis, il faut lire
l’Histoire de la révolution russe de Trotski, qui est
indépassable et merveilleusement écrite. Et, avant tout, les
histoires de la Révolution française, en commençant par celle de
Michelet, pour une mise en bouche lyrique. Même si je ne suis pas
d’accord avec lui, puisqu’il est antirobespierriste. Moi, j’ai
épousé cette histoire à 14 ans, racontée par Thiers, ce qui ne
manque pas de sel, non ? Lorsque j’étais trotskiste, j’ai choisi
mon nom en référence à celui que Thiers insulte tout au long du
livre, un bistrotier du nom de Santerre.
Qu’espérez-vous
avoir accompli dans cinq ans ?
J’espère
avoir créé une grande puissance politique et un mouvement populaire
de masse capable d’exercer le pouvoir. Actuellement, il y a 564 000
personnes qui appuient le mouvement. J’aime ce défi qui consiste à
savoir ce qu’on fait avec un demi-million de personnes.
Aujourd’hui, je n’en sais rien. Je pense qu’un simple clic de
soutien peut, petit à petit, mener à un engagement très profond.
Prenez la casserolade : personne ne sait comment ça marche, à
commencer par moi. J’ai vu Besancenot en faire contre la loi El
Khomri, ça m’a bien plu. Il y a des endroits où ça a pris,
d’autres non. Une semaine plus tard, ça a repris à Toulouse, et
dans les cortèges syndicaux ensuite. Des copains veulent les
généraliser dans les marches. Progressivement, ça va devenir une
marque de fabrique. En 2012, on avait essayé avec les balais, ça
n’avait pas pris. La casserole, ça peut prendre. Le grand nombre
doit construire ses rites d’identification.
Qu’est-ce
que je veux accomplir ? Créer un mouvement populaire de masse qui
sait pourquoi il fait les choses : faire triompher le programme
L’Avenir en commun, avec une méthode et une organisation
nouvelles. Le tout avec 17 députés, des milliers de groupes
d’appui. Et une caisse pleine – on doit être le seul mouvement
politique qui n’a aucune dette !
Avez-vous
déjà réfléchi à votre succession ?
J’ai
eu l’orgueil de croire qu’on pouvait choisir son successeur. Il
est mort. Aujourd’hui, je ne m’en préoccupe plus. Ce que je
souhaite, c’est que le mouvement soit suffisamment large et
puissant pour qu’il existe sans moi. Il y a beaucoup de talents et
de jeunes en son sein. Ils se disputeront sans doute, mais ce ne sera
plus mon affaire. Le triomphe du disciple est la gloire du maître.
Le bon maître est celui qui apprend à l’élève à se déprendre
de lui. Ma marque sera la contribution intellectuelle que j’aurai
apportée pour fonder l’humanisme politique de ce siècle.
Propos
recueillis par JULIEN BISSON et VINCENT MARTIGN
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