Le mouvement révolutionnaire en jaune
17, 18 novembre : ces deux dates ont fonctionné comme une transition d’époque. Il y a eu le mouvement des gilets jaunes et aussi les premières rencontres nationales des quartiers populaires. Et, bien sûr, le bras de fer électoral dans la circonscription de Valls. Je dirai mon mot sur ces sujets dans les heures qui viennent. Ici je traite de l’action des gilets jaunes. Après s’être déployée et mise en place pendant plus de quinze jours, elle s’est prolongée le lendemain 18 et rien ne dit, à l’heure où j’écris, qu’elle ne se prolongera pas ensuite encore sur le terrain. L’enracinement du mouvement s’est évidemment réalisé dans les zones dites péri-urbaines, partout où le transport automobile reste sans aucune alternative et où donc la hausse de la taxe sur les carburants frappe sans esquive possible. Mais on a vu que, de façon plus imprévue, les centre-villes ont souvent aussi été touchés par des mobilisations qui s’y donnaient rendez-vous. Peu importe, ai-je envie de dire. Ce mouvement ne ressemble à rien de ce que l’on a vu jusqu’à ce jour. À mes yeux, il a toutes les caractéristiques de ces faits que la théorie de L’Ère du peuple annonce. C’est pour l’accès à un besoin directement produit par l’organisation de l’espace de vie de l’époque urbaine que se fait la cristallisation de la colère et de l’action. Elle exprime aussitôt un malvivre bien plus ample qui se dit d’ailleurs comme tel ouvertement dès qu’on lui donne la parole. Combien de fois les personnes interrogées sur le carburant répondent avec l’augmentation de la CSG ? Ou bien plus largement encore en disant « on n’y arrive plus ». Tout un monde est en jeu dans cette action.
Au diapason, la forme de l’action est typique de L’Ère du peuple. On a vu comment fonctionnaient une fois de plus les réseaux sociaux. Mais on ne doit pas manquer de remarquer le nombre des assemblées citoyennes de masse qui se sont tenues. Les unes et les autres ont été les structures de base spontanées reconnues par tous comme évidentes et comme légitimes. Enfin l’ouverture totale de l’action à qui le voulait sans distinction d’opinion politique, ou de ce que l’on voudra, est une caractéristique des véritables mouvements populaire de masse. Ceux-là expriment une réalité sociale globale, c’est-à-dire qui vient de tout le monde, parle à tout le monde et où l’action est le principe fédérateur. Dès lors si l’on croit, comme c’est notre cas, que les révolutions citoyennes sont des processus qui se construisent dans le temps et non de simples « grands soirs », ces deux jours sont une ouverture.
Les gens ont appris à agir ensemble et pris confiance en eux. Ils ont découvert ce qu’est une couverture médiatique hostile au fil des heures et c’est un second apprentissage très utile pour la maturation des consciences. Ils se sont vus forts par leur nombre, leur diversité, leur efficacité. Mais ils ont vu un mur devant eux où gouvernement et média tiraient des ficelles auxquelles peut-être eux-mêmes avaient cru dans le passé : sous-estimation des chiffres de participation, dramatisation en boucle des incidents, multiplication des violences des « forces de l’ordre ». On voit encore comment la lutte reste la meilleure école de formation de masse. Pour nous qui n’avons pas l’objectif de construire un parti révolutionnaire mais comptons plutôt voir « s’auto-construire » un peuple capable de l’être, de tels apprentissages de masse sont d’autant plus les bienvenus qu’ils sont rares en période ordinaire. Preuve que nous ne vivons pas un moment « ordinaire ».
En fait, l’histoire dégagiste reprend son cours après avoir été un temps distraite par l’épisode hallucinogène « Macron-Jupiter ». Une mobilisation de masse ayant comme point d’appui une remise en cause de choix budgétaires globaux du gouvernement est hors norme. Peu le comprennent encore dans le champ politique traditionnel. L’intervention d’Edouard Phillipe le dimanche soir en atteste. À l’ancienne, il a parlé pour ne rien dire, tandis que les éléments de langage restent « pas de changement de cap ». Donc, à l’ancienne, le gouvernement compte sur l’usure et l’enlisement des gens en action. Il est possible qu’il atteigne son objectif à court terme. Mais il est impossible qu’il rembobine le film qui s’est joué dans l’esprit d’un si grand nombre de gens. La confiance en soi acquise ne se rétractera pas si facilement. Et la désignation des macronistes comme adversaires ne se défera pas. Certes, on ne sait pas quel passage elle trouvera pour faire son chemin. Mais la pression ne cessera pas.
Plus regretable est l’aveuglement du monde traditionnel de « la gauche ». Les uns ont attribué le mouvement à l’extrême droite, ce qui revenait à lui en attribuer la direction, alors même que le mouvement cherchait à échapper à tout contrôle. D’autres sont entrés dans le jeu gouvernemental en tapant sur le prétendu clou anti écolo des gilets jaunes. Record dans ce domaine atteint par l’ex ministre PS Delphine Batho quand elle tweete que le mouvement est une « action de solidarité avec le lobby pétrolier ». Mais Benoît Hamon n’a pas été en reste quand il a appelé les « gilets jaunes » à revenir au calme alors que précisément c’est une personne gilet jaune qui venait d’être tuée par une automobiliste affolée.
Côté syndical, en dépit de l’évidence de la lutte pour le pouvoir d’achat des salaires, la distanciation, et même pire parfois, resta la règle. Bien sûr, des unions départementales, notamment CGT, ici ou là, et Solidaires, à sa façon, ont eu une attitude plus allante. Mais globalement, ce fut plutôt la fermeture et le rejet comme l’a tragiquement montré l’intervention radiophonique de Phillipe Martinez. On ne saurait faire pire. Non pour le résultat concret. En effet, le mouvement s’apparente à une forme insurrectionnelle, et il est donc d’une nature et d’une ampleur qui n’est pas à la portée des organisations traditionnelles. Mais c’est un divorce incompréhensible entre des forces sociales pourtant très largement recoupées par les mêmes personnes. Au total, cela en dit long sur la façon dont se réorganise le pays social. D’une certaine façon on retrouve la coupure qui fut celle du référendum sur la Constitution Européenne de 2005. D’un côté tous les importants et les diverses cléricatures bien pensantes, de l’autre un peuple de large composition.
« La France insoumise », qui dispute à l’extrême droite aujourd’hui dominante la représentation politique du « peuple-populaire », s’est directement liée au mouvement dans le plus total respect de ses caractéristiques d’autonomie et d’auto-direction. Un peu partout, les personnes engagées dans nos groupes d’action se sont mises au service des initiatives du mouvement. La quasi-totalité des députés insoumis ont participé personnellement aux évènements dans leur région sans rechercher de visibilité particulière. Comme moi, beaucoup s’étaient exprimé auparavant dans ce sens par des vidéos ou des discours à l’assemblée, comme celui de Mathilde Pannot vu par trois millions de personnes. Au total, non seulement nous n’avons pas voulu du divorce proposé par tant de gens qui n’acceptent pas la nature de ce type d’évènement « hors contrôle », mais au contraire nous avons voulus y être comme des poissons dans l’eau. Ce qui fut fait. Car notre raison d’être n’est pas d’injecter de la conscience mais d’éclairer avant l’action, d’en être déclencheur quand cela se peut et, en toute circonstances, présents aux côtés de ceux que nous disons être « les nôtres » quand ils défendent leur droit à l’existence. Et parce que nous identifions ce mouvement comme la forme la plus avancée de l’action populaire de masse dans notre pays, ouvrant la voie à sa propre généralisation que nous nommons révolution citoyenne.
Jean-Luc Mélenchon
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