Il y a des conversions qui bousculent et bouleversent. Même chez les
enseignants, bien qu'endurcis par des années de réformes (et d'autant de
contradictions), on avoue avoir flanché face à son petit écran au soir
du 13 avril dernier au moment de l'allocution du président de la République. Assis derrière son bureau, l'air grave, Emmanuel Macron, annonce alors la réouverture progressive des écoles à partir du 11 mai prochain. Et pas pour n'importe quelle raison. « C’est pour moi une priorité car la situation actuelle creuse des inégalités, expose-t-il. Trop
d’enfants, notamment dans les quartiers populaires et dans nos
campagnes, sont privés d’école sans avoir accès au numérique et ne
peuvent être aidés de la même manière par les parents. Dans cette
période, les inégalités de logement, les inégalités entre familles sont
encore plus marquées. C’est pourquoi nos enfants doivent pouvoir
retrouver le chemin des classes ».
Rachel, 44 ans, professeur
de Français dans un lycée de Vendée (Pays de la Loire), se souvient
être restée bouche bée devant ce spectacle inattendu. « Depuis 2017,
il y en a eu des mouvements de protestation pour demander plus de
moyens pour les écoles, les collèges et les lycées dans le but de donner
les mêmes chances à tous les élèves, quels que soient leur milieu ou
leur lieu de résidence, se souvient-elle. Il fallait donc une épidémie pour comprendre cette nécessité ? ». Quatre semaines plus tard, pourtant, elle déchante : « Je m'attendais à un jour nouveau, mais nous n'avons eu qu'un prétexte ».
Les élèves en difficulté absents ?
Tous
les signaux semblaient pourtant au vert. Dans les jours suivants cette
annonce, le ministre de l'Éducation nationale et bon soldat Jean-Michel Blanquer, annonçait, dans les pas du président, qu'à l'occasion de cette reprise, l'accent allait être mis sur les publics les plus « fragiles ».
Autrement dit : les élèves ayant décroché pendant le confinement.
Combien ? 5 à 8% des 12,9 millions d'élèves, selon les estimations
gouvernementales. Bien plus selon le président de la commission des
affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale, le
député La République en marche (LREM) du Bas-Rhin, Bruno Studer. «
Selon les chiffres avancés par de nombreux professeurs, en fonction des
sections et des secteurs géographiques, cela peut monter à 10, 20, 30
voire à plus de 60 % d’élèves injoignables », décrit-il dans une tribune publiée par Marianne. Qu'importe, ces bonnes intentions ont vite été démolies par une précision du ministre : « Le retour à l'école se fera sur la base du volontariat ».
Une
simple invitation au retour qui exaspère au plus haut point Nicolas
Glière, professeur dans un collège du 20ème arrondissement de Paris
(Île-de-France) et leader du mouvement des "Stylos rouges". « Pas un seul enseignant ne se fait d'illusion, confie-t-il. Les
élèves les plus en difficulté ne viendront pas en classe, c'est une
évidence. Nous n'arrivons même pas à avoir de contact avec la plupart
d'entre eux. Ils ne vont pas réapparaître comme par magie ». Une intuition qui rejoint les conclusions d'un sondage Odoxa-Dentsu Consulting publié par Le Figaro
le 23 avril dernier, selon lequel seul un sixième des élèves qui
voudront bien retrouver les salles de classe seront issus de familles
aux revenus modestes. Une « mauvaise décision » qui peut s'expliquer par deux façons, selon lui. «
Soit le gouvernement a de bonnes intentions, mais prouve sa maladresse
par une décision complètement déconnectée des réalités du terrain, soit
c'est volontairement cynique ».
Christine, enseignante en classe de CE1 à Boulogne-Billancourt
(Hauts-de-Seine), se moque totalement des dessous d'une telle décision. « Ce qui m'intéresse, c'est le concret, les effets sur notre quotidien »,
souligne-t-elle. Depuis le début du confinement, le 17 mars dernier, la
maîtresse d'école se bat tant bien que mal pour ne pas « perdre » ses élèves. Sur sa classe de 27 élèves, qu'elle juge « mixte socialement », 5 ont pourtant décroché. « Ce sont des élèves de familles qu'il faut aller chercher, rapporte-t-elle. Elles
ne répondent pas, alors il faut les contacter, les relancer par tous
les moyens… Et quand elles répondent enfin, c'est pour nous dire
qu'elles n'y arrivent pas et qu'elles n'osaient pas nous le dire ».
"Ce n'est pas ça l'école républicaine !"
Après
avoir effectué un sondage par ses propres moyens du côté des parents
d'élèves, Christine a constaté que ce sont justement ces élèves
décrocheurs qui ne remettront pas les pieds dans l'établissement à
partir du 11 mai. « Je voulais absolument qu'ils reviennent, déplore-t-elle.
Si voulions vraiment combattre les inégalités, nous aurions dû ouvrir
les écoles uniquement pour ces élèves sans leur laisser le choix de
rester chez eux ». D'autant que « laisser le choix » aux parents équivaut à leur envoyer un « drôle de message », selon Emma, jeune institutrice basée en périphérie lilloise. « Quelque part, c'est comme admettre qu'il existe un risque sanitaire. Et il n'y a pas meilleure façon de les faire fuir, juge-t-elle. Accueillir
uniquement les élèves en difficulté aurait permis de faire des groupes
plus réduits et de garantir à ces familles, qui ont besoin d'être
rassurées plus que toutes les autres, une sécurité maximale ». Ce
choix n'a pas été fait. Seules quelques collectivités, comme la ville de
Paris, ont décidé de donner la priorité à ce public. Ailleurs, les
conséquences de ce non-choix sont mesurées en ce moment même par les
chefs d'établissement qui, pour beaucoup, nous indiquent avoir
énormément de difficultés à convaincre les familles modestes de
scolariser leurs bambins. Voire même uniquement à les joindre...
Aux
avant-postes, en temps normal, pour combattre les difficultés
scolaires, les enseignants de Rased (Réseau d'aides spécialisées aux
elèves en difficulté), largement touchés par les suppressions de poste
sous le mandat de Nicolas Sarkozy, sont eux aussi dépités par ce manque de courage politique. Sarah* a 42 ans et est « maîtresse spécialisée »
depuis 2002 dans plusieurs établissements de banlieue parisienne.
Habituellement, celle-ci prend en charge une poignée d'élèves piochés
dans différentes classes en fonction de leur niveau pour leur offrir, en
groupe, un temps de soutien scolaire autour de l'apprentissage des
fondamentaux en mathématiques et en français. Mais à partir du 11 mai,
impossible pour elle de prévoir le rôle qui sera le sien en l'absence
des élèves qui ont le plus besoin d'elle. Parmi eux, certains n'ont même
pas pu récupérer leur cartable, oublié à l'école après plusieurs jours
d'absence avant que le confinement ne soit annoncé… « S'ils ne
viennent pas à partir du 11 mai, et c'est ce qui se profile, nous allons
reprendre du service pour faire cours à des enfants de profs. Ce n'est
pas ça l'école républicaine ! », regrette-t-elle.
Et même
s'ils prennent le chemin de l'école, rien n'est gagné, témoigne-t-elle.
En cause : la lourdeur des normes précisées par le fameux « protocole sanitaire » du ministère. Un document long de 63 pages. «
Plutôt que de constituer des groupes, je pense faire le choix
d'intervenir directement dans les classes en appui des enseignants, explique-t-elle. Pas
parce que c'est préférable, non. Mais parce que le protocole rend
impossible la constitution de groupes et l'accompagnement personnalisé.
Il nous interdit d'associer des élèves de classes différentes et il
exige que le matériel ne soit pas partagé entre les enfants, même
désinfecté ». Et de poursuivre : « Par ailleurs, les élèves
doivent garder une salle et une place fixe. S'ils touchent à une chaise,
elle doit être désinfectée, s'ils touchent à un livre, celui-ci doit
être retiré pendant cinq jours... C'est impossible de faire de
l'accompagnement personnalisé dans ces conditions et dans des groupes de
15 ». Alors, que faire ? « Nous ferons des cours magistraux
pour les présents et du suivi à distance pour les absents. Seule
certitude : si nous avons des élèves en difficulté en face de nous, nous
les perdrons rapidement et définitivement ». Bref, toutes les planètes sont alignées pour accroître les inégalités plutôt que les abattre.
"Du marketing creux"
Heureusement pour les élèves absents, tout n'est pas perdu. C'est Jean-Michel Blanquer lui-même qui le promet. « Notre but c’est que 100 % des élèves soient reliés à leurs écoles, leurs collèges et leurs lycées, a-t-il affirmé à l'occasion d'un entretien accordé à France 24 fin avril. Certains seront présents physiquement, d’autres le seront à distance ». Une question se pose : par qui seront effectués ces cours à distance pour les absents ? « Rien n'est clair, s'agace Nicolas Glière. Va-t-on
charger les profs 'à risque' libérés de cours de donner ces leçons à
distance ou va-t-on demander aux professeurs présents en classe de faire
des doubles journées ? On va certainement tenter de nous culpabiliser
pour que l'on en fasse plus, agiter l'urgence des inégalités creusées,
alors que quoi que l'on fasse ça ne changera rien ».
Par ailleurs, à la suite de ces semaines de classe d'un genre bien particulier, tout au long de l'été, un dispositif nommé « écoles ouvertes » sera déployé. «
C'est-à-dire que le bâtiment sera ouvert et permettra dans un grand
nombre de cas d'avoir des activités au quotidien de façon à ce qu'il n'y
ait aucun enfant qui soit confiné pour des raisons sociales », a précisé Jean-Michel Blanquer sur les différentes antennes qui ont pu l'interroger. Là encore, sur la base du volontariat. « Tout ça, c'est du marketing creux ! », s'emporte une directrice d'école rurale du Tarn. Elle poursuit : «
Chez moi, le décrochage a été important pour différentes raisons. À
cause de difficultés de connexion ou d'inégalités matérielles. Nous
avons par exemple des familles avec un téléphone portable pour cinq…
Aujourd'hui, elles sont découragées, tout comme leurs enfants. Quand on
les contacte, elles nous disent 'il ne veut plus, laissez tomber'. Ce
n'est pas en laissant les portes ouvertes qu'ils reviendront... ».
« L'enjeu, c'est la rentrée prochaine !, reprend Christine, enseignante à Boulogne-Billancourt. Plutôt
que de faire de la garderie pendant quelques semaines à une poignée
d'élèves que nous accueillerons chacun une à deux fois par semaine, nous
aurions dû poursuivre l'effort à distance. Même si nous avons perdu des
élèves, nous limitions les dégâts en renforçant les notions de base.
Avec cette réouverture, nous allons nous disperser et nous devrons tout
reprendre à zéro en septembre ». Le plus dur reste donc à venir.
L'intitulé d'un papier est souvent caricatural et masque les nuances qu'on peut trouver à la lecture du texte intégral. Le cas échéant, le titre de l'article du "WaPo" réussit l'exploit d'être moins stupide que son contenu. L'angle choisi par le journal étatsunien consiste à souligner "l'ironie" qui verrait le pays "à l'origine de l'interdiction de la burqa" obliger ses citoyens à porter un masque pour limiter la transmission du coronavirus. Peu importe si de nombreux pays ont imité la France depuis 2010 en interdisant le voile intégral (Belgique, Danemark, Sénégal, Tchad), peu importe si le port du masque n'est obligatoire que dans les transports ou certains commerces, le Washington Post est bien décidé à inventer de toutes pièces une nouvelle "polémique française" : "De nombreux musulmans, défenseurs de la liberté religieuse et universitaires voient une grande ironie dans le fait qu'une société qui a tant valorisé le fait d'être à visage découvert demande soudain à ce que les visages soient couverts", écrit le correspondant américain.
Experts plus qu'orientés
Passage incontournable de ce type d'articles, la convocation "d'experts" universitaires issus de la mouvance intersectionnelle et décoloniale vise à légitimer le discours journalistique. Ici, c'est Fatima Khemilat, doctorante à l'IEP d'Aix-en-Provence, qui s'y colle, avec un raisonnement brillant : "Si vous êtes musulmane et que vous cachez votre visage pour des raisons religieuses, vous pouvez écoper d'une amende et d'un cours où l'on vous apprendra ce qu'est 'une bonne citoyenne'. Mais si vous êtes un citoyen non-musulman, vous êtes encouragé et forcé en tant que 'bon citoyen' à adopter des 'gestes-barrières pour protéger la communauté nationale". Ce sophisme affligeant permet à la chercheuse à dénoncer une "lecture asymétrique (...) au mieux arbitraire, au pire discriminatoire".Le journaliste du Washington Post a contacté le ministère de l'Intérieur (a-t-on cru à un canular place Beauvau ?) pour savoir si l'interdiction de la burqa serait toujours appliquée pendant la pandémie de Covid-19. Le quotidien s'amuse qu'une femme vêtue d'un niqab ou d'une burqa puisse être obligée d'enfiler un masque pour se couvrir le visage. Arrivera-t-on à produire l'effort intellectuel surhumain nécessaire pour être capable de différencier un vêtement porté à des fins sanitaires et un accoutrement d'exhibition religieuse ? Les paris sont ouverts, mais on doit avouer notre pessimisme : le Washington Post n'a visiblement pas pris la peine de lire la fameuse loi de 2010, dont le deuxième article dispose que l'interdiction d'une tenue dissimulant le visage "ne s'applique pas si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels". Il est vrai qu'une lecture préliminaire du texte aurait eu le désavantage de réduire à néant "l'ironie" sur laquelle repose l'article de notre confrère américain.
En attendant, un autre témoignage est mobilisé : celui de Karima Mondon, une professeur qui soutient activement l'installation d'écoles privées musulmanes, visiblement très appréciée de nos confrères américains : en 2016, elle avait affirmé au New York Times qu'être musulmane en France équivalait à vivre "dans un régime d'apartheid". La voici qui estime auprès du Washington Post que "les musulmans voient clairement l'ironie" de la situation en France. "Toutes les choses qu'ils nous décrivaient comme des signes de 'radicalisation' - comme le fait de ne pas s'embrasser - sont aujourd'hui devenus des bonnes pratiques sanitaires", se réjouit l'activiste.
En France, ce type de discours est étranger à l'écrasante majorité des personnes pratiquant l'islam, et seuls des salafistes tels qu'Idriss Sihamedi le tiennent publiquement.
Leçons d'humanisme
Mais il faut croire que les belles âmes de la presse US considèrent tous les musulmans comme des islamistes radicaux : "Si une musulmane pratiquante voulait aller dans le métro parisien, elle devrait retirer sa burqa et la remplacer par un masque", écrit le "WaPo", qui semble juger que le port du voile intégral est une pratique totalement banale chez les femmes musulmanes. Deux autres universitaires, en connivence idéologique avec le journaliste, enfoncent le clou : le politologue Olivier Roy voit "non pas de l'hypocrisie, mais de la schizophrénie" dans la situation qu'il résume à gros traits : "Si vous couvrez votre visage au nom de l'islam, ce n'est pas la République. Si vous couvrez votre visage pour une raison sans rapport avec l'islam, c'est acceptable". Rien de tel, pour remporter un débat, que de faire affirmer n'importe quoi à un adversaire absent pour se défendre. Pour Joan W. Scott, une historienne américaine, spécialiste du "genre" et très hostile au républicanisme français, les masques représentent "pour une communauté séculière comme la République française" un "rite de participation communautaire, de 'vivre-ensemble'", de la même manière que le voile représente pour celles qui le portent "un engagement envers les principes de la solidarité communautaire".L'utilité sanitaire du masque semble s'être perdue en route. Un petit tour de passe-passe qui permet à Fatima Khemilat d'opérer un parallèle renversant : "Si cette situation temporaire est douloureuse et difficile à vivre pour nous, car elle entrave notre liberté d'aller et venir, alors imaginez ce que les femmes françaises qui portent le foulard ont ressenti depuis 10 ans". N'en jetez plus, la coupe est pleine. Mais si certains ont pu voir dans cet article un tissu de thèses abracadabrantesques et de malhonnêteté intellectuelle, d'autres l'ont grandement apprécié : ainsi Kenneth Roth, le directeur exécutif de Human Rights Watch (une organisation censée lutter pour le respect des droits de l'homme dans le monde), a relayé le papier du Washington Post en commentant : "L'islamophobie peut-elle être plus transparente ?"
Prenons-en bonne note : le nec plus ultra du progressisme, au pays de l'oncle Sam et dans certaines grandes institutions mondiales, semble être de remuer ciel et terre pour permettre l'épanouissement public du voile intégral, signe abject d'asservissement des femmes et marque de fabrique des talibans et autres islamistes totalitaires. Un constat qu'il faudra garder en mémoire, lorsque les redresseurs de torts professionnels décideront une énième fois de donner des leçons d'humanisme aux Français.