mercredi 6 mai 2020

"On espérait un tournant, on a eu un prétexte" : la farce de la réouverture des écoles pour lutter contre les inégalités



Il y a des conversions qui bousculent et bouleversent. Même chez les enseignants, bien qu'endurcis par des années de réformes (et d'autant de contradictions), on avoue avoir flanché face à son petit écran au soir du 13 avril dernier au moment de l'allocution du président de la République. Assis derrière son bureau, l'air grave, Emmanuel Macron, annonce alors la réouverture progressive des écoles à partir du 11 mai prochain. Et pas pour n'importe quelle raison. « C’est pour moi une priorité car la situation actuelle creuse des inégalités, expose-t-il. Trop d’enfants, notamment dans les quartiers populaires et dans nos campagnes, sont privés d’école sans avoir accès au numérique et ne peuvent être aidés de la même manière par les parents. Dans cette période, les inégalités de logement, les inégalités entre familles sont encore plus marquées. C’est pourquoi nos enfants doivent pouvoir retrouver le chemin des classes ».
Rachel, 44 ans, professeur de Français dans un lycée de Vendée (Pays de la Loire), se souvient être restée bouche bée devant ce spectacle inattendu. « Depuis 2017, il y en a eu des mouvements de protestation pour demander plus de moyens pour les écoles, les collèges et les lycées dans le but de donner les mêmes chances à tous les élèves, quels que soient leur milieu ou leur lieu de résidence, se souvient-elle. Il fallait donc une épidémie pour comprendre cette nécessité ? ». Quatre semaines plus tard, pourtant, elle déchante : « Je m'attendais à un jour nouveau, mais nous n'avons eu qu'un prétexte ».

Les élèves en difficulté absents ?

Tous les signaux semblaient pourtant au vert. Dans les jours suivants cette annonce, le ministre de l'Éducation nationale et bon soldat Jean-Michel Blanquer, annonçait, dans les pas du président, qu'à l'occasion de cette reprise, l'accent allait être mis sur les publics les plus « fragiles ». Autrement dit : les élèves ayant décroché pendant le confinement. Combien ? 5 à 8% des 12,9 millions d'élèves, selon les estimations gouvernementales. Bien plus selon le président de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale, le député La République en marche (LREM) du Bas-Rhin, Bruno Studer. « Selon les chiffres avancés par de nombreux professeurs, en fonction des sections et des secteurs géographiques, cela peut monter à 10, 20, 30 voire à plus de 60 % d’élèves injoignables », décrit-il dans une tribune publiée par Marianne. Qu'importe, ces bonnes intentions ont vite été démolies par une précision du ministre : « Le retour à l'école se fera sur la base du volontariat ».
Une simple invitation au retour qui exaspère au plus haut point Nicolas Glière, professeur dans un collège du 20ème arrondissement de Paris (ÃŽle-de-France) et leader du mouvement des "Stylos rouges". « Pas un seul enseignant ne se fait d'illusion, confie-t-il. Les élèves les plus en difficulté ne viendront pas en classe, c'est une évidence. Nous n'arrivons même pas à avoir de contact avec la plupart d'entre eux. Ils ne vont pas réapparaître comme par magie ». Une intuition qui rejoint les conclusions d'un sondage Odoxa-Dentsu Consulting publié par Le Figaro le 23 avril dernier, selon lequel seul un sixième des élèves qui voudront bien retrouver les salles de classe seront issus de familles aux revenus modestes. Une « mauvaise décision » qui peut s'expliquer par deux façons, selon lui. « Soit le gouvernement a de bonnes intentions, mais prouve sa maladresse par une décision complètement déconnectée des réalités du terrain, soit c'est volontairement cynique ».

Christine, enseignante en classe de CE1 à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), se moque totalement des dessous d'une telle décision. « Ce qui m'intéresse, c'est le concret, les effets sur notre quotidien », souligne-t-elle. Depuis le début du confinement, le 17 mars dernier, la maîtresse d'école se bat tant bien que mal pour ne pas « perdre » ses élèves. Sur sa classe de 27 élèves, qu'elle juge « mixte socialement », 5 ont pourtant décroché. « Ce sont des élèves de familles qu'il faut aller chercher, rapporte-t-elle. Elles ne répondent pas, alors il faut les contacter, les relancer par tous les moyens… Et quand elles répondent enfin, c'est pour nous dire qu'elles n'y arrivent pas et qu'elles n'osaient pas nous le dire ».

"Ce n'est pas ça l'école républicaine !"

Après avoir effectué un sondage par ses propres moyens du côté des parents d'élèves, Christine a constaté que ce sont justement ces élèves décrocheurs qui ne remettront pas les pieds dans l'établissement à partir du 11 mai. « Je voulais absolument qu'ils reviennent, déplore-t-elle. Si voulions vraiment combattre les inégalités, nous aurions dû ouvrir les écoles uniquement pour ces élèves sans leur laisser le choix de rester chez eux ». D'autant que « laisser le choix » aux parents équivaut à leur envoyer un « drôle de message », selon Emma, jeune institutrice basée en périphérie lilloise. « Quelque part, c'est comme admettre qu'il existe un risque sanitaire. Et il n'y a pas meilleure façon de les faire fuir, juge-t-elle. Accueillir uniquement les élèves en difficulté aurait permis de faire des groupes plus réduits et de garantir à ces familles, qui ont besoin d'être rassurées plus que toutes les autres, une sécurité maximale ». Ce choix n'a pas été fait. Seules quelques collectivités, comme la ville de Paris, ont décidé de donner la priorité à ce public. Ailleurs, les conséquences de ce non-choix sont mesurées en ce moment même par les chefs d'établissement qui, pour beaucoup, nous indiquent avoir énormément de difficultés à convaincre les familles modestes de scolariser leurs bambins. Voire même uniquement à les joindre...
Aux avant-postes, en temps normal, pour combattre les difficultés scolaires, les enseignants de Rased (Réseau d'aides spécialisées aux elèves en difficulté), largement touchés par les suppressions de poste sous le mandat de Nicolas Sarkozy, sont eux aussi dépités par ce manque de courage politique. Sarah* a 42 ans et est « maîtresse spécialisée » depuis 2002 dans plusieurs établissements de banlieue parisienne. Habituellement, celle-ci prend en charge une poignée d'élèves piochés dans différentes classes en fonction de leur niveau pour leur offrir, en groupe, un temps de soutien scolaire autour de l'apprentissage des fondamentaux en mathématiques et en français. Mais à partir du 11 mai, impossible pour elle de prévoir le rôle qui sera le sien en l'absence des élèves qui ont le plus besoin d'elle. Parmi eux, certains n'ont même pas pu récupérer leur cartable, oublié à l'école après plusieurs jours d'absence avant que le confinement ne soit annoncé… « S'ils ne viennent pas à partir du 11 mai, et c'est ce qui se profile, nous allons reprendre du service pour faire cours à des enfants de profs. Ce n'est pas ça l'école républicaine ! », regrette-t-elle.
Et même s'ils prennent le chemin de l'école, rien n'est gagné, témoigne-t-elle. En cause : la lourdeur des normes précisées par le fameux « protocole sanitaire » du ministère. Un document long de 63 pages. « Plutôt que de constituer des groupes, je pense faire le choix d'intervenir directement dans les classes en appui des enseignants, explique-t-elle. Pas parce que c'est préférable, non. Mais parce que le protocole rend impossible la constitution de groupes et l'accompagnement personnalisé. Il nous interdit d'associer des élèves de classes différentes et il exige que le matériel ne soit pas partagé entre les enfants, même désinfecté ». Et de poursuivre : « Par ailleurs, les élèves doivent garder une salle et une place fixe. S'ils touchent à une chaise, elle doit être désinfectée, s'ils touchent à un livre, celui-ci doit être retiré pendant cinq jours... C'est impossible de faire de l'accompagnement personnalisé dans ces conditions et dans des groupes de 15 ». Alors, que faire ? « Nous ferons des cours magistraux pour les présents et du suivi à distance pour les absents. Seule certitude : si nous avons des élèves en difficulté en face de nous, nous les perdrons rapidement et définitivement ». Bref, toutes les planètes sont alignées pour accroître les inégalités plutôt que les abattre.

"Du marketing creux"

Heureusement pour les élèves absents, tout n'est pas perdu. C'est Jean-Michel Blanquer lui-même qui le promet. « Notre but c’est que 100 % des élèves soient reliés à leurs écoles, leurs collèges et leurs lycées, a-t-il affirmé à l'occasion d'un entretien accordé à France 24 fin avril. Certains seront présents physiquement, d’autres le seront à distance ». Une question se pose : par qui seront effectués ces cours à distance pour les absents ? « Rien n'est clair, s'agace Nicolas Glière. Va-t-on charger les profs 'à risque' libérés de cours de donner ces leçons à distance ou va-t-on demander aux professeurs présents en classe de faire des doubles journées ? On va certainement tenter de nous culpabiliser pour que l'on en fasse plus, agiter l'urgence des inégalités creusées, alors que quoi que l'on fasse ça ne changera rien ».
Par ailleurs, à la suite de ces semaines de classe d'un genre bien particulier, tout au long de l'été, un dispositif nommé « écoles ouvertes » sera déployé. « C'est-à-dire que le bâtiment sera ouvert et permettra dans un grand nombre de cas d'avoir des activités au quotidien de façon à ce qu'il n'y ait aucun enfant qui soit confiné pour des raisons sociales », a précisé Jean-Michel Blanquer sur les différentes antennes qui ont pu l'interroger. Là encore, sur la base du volontariat. « Tout ça, c'est du marketing creux ! », s'emporte une directrice d'école rurale du Tarn. Elle poursuit : « Chez moi, le décrochage a été important pour différentes raisons. À cause de difficultés de connexion ou d'inégalités matérielles. Nous avons par exemple des familles avec un téléphone portable pour cinq… Aujourd'hui, elles sont découragées, tout comme leurs enfants. Quand on les contacte, elles nous disent 'il ne veut plus, laissez tomber'. Ce n'est pas en laissant les portes ouvertes qu'ils reviendront... ».
« L'enjeu, c'est la rentrée prochaine !, reprend Christine, enseignante à Boulogne-Billancourt. Plutôt que de faire de la garderie pendant quelques semaines à une poignée d'élèves que nous accueillerons chacun une à deux fois par semaine, nous aurions dû poursuivre l'effort à distance. Même si nous avons perdu des élèves, nous limitions les dégâts en renforçant les notions de base. Avec cette réouverture, nous allons nous disperser et nous devrons tout reprendre à zéro en septembre ». Le plus dur reste donc à venir.

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