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"Parce que la dette". Tel est l'argument absolu des partisans des politiques anti-services publics et anti-protection sociale.
Première lame des ciseaux: ils s'en
servent pour refuser toute mesure de justice sociale. Par exemple, si
vous expliquez qu'un tiers du personnel hospitalier est en risque de
burn-out (source: ANFH) et qu'il est donc urgent de recruter davantage,
ils vous répondront que c'est impossible "parce que la dette".
Seconde lame: ils s'en servent pour
présenter leurs réformes antisociales comme des mesures inévitables de
saine gestion. Par exemple, si vous rappelez que les aides sociales sont
indispensables pour limiter la pauvreté, puisque sans elles la pauvreté
toucherait 24% des Français au lieu de 14% (Eurostat), ils vous
répondront qu'il faut quand même les baisser "parce que la dette". Ainsi
essaient-ils d'enfermer le débat politique dans une camisole de fer: si
vous êtes d'accord avec eux vous êtes un gestionnaire vertueux; si vous
n'êtes pas d'accord vous êtes un panier percé irresponsable.
Cette argumentation est pourtant fallacieuse, pour plusieurs raisons.
D'abord, leur façon de compter la dette
des Etats est absurde. "Dette de la France à 98% du PIB"! "Bientôt
100%"! De bonne foi, le public non-spécialiste va s'imaginer que si l'on
dépasse 100% c'est forcément une catastrophe. Il va donc se résigner
d'autant plus facilement à des saignées dans nos dépenses sociales. Or,
le PIB est la richesse totale produite par le pays sur 1 an; et l'Etat
français, actuellement, rembourse ses prêteurs au bout d'un peu plus de 7
ans. En toute rigueur, si l'on compare notre dette publique au PIB du
pays sur 7 ans, cela donne alors 14%, et non pas 98%. La baudruche de
"l'apocalypse de la dette" se dégonfle immédiatement.
Ensuite, il faut rappeler que la garantie
ultime de la dette d'un Etat, ce n'est pas la richesse produite par le
pays tout entier sur 1 an. La garantie ultime, c'est l'existence ou pas
d'un patrimoine public total supérieur à la dette, car cela signifie que
l'Etat détient davantage qu'il ne doit. C'est d'ailleurs la raison
fondamentale pour laquelle la France, pays doté d'un très vaste
patrimoine public (infrastructures, immobilier, entreprises
publiques...), est considérée par les prêteurs comme un emprunteur sûr,
alors que des Etats pauvres qui n'ont quasiment pas de patrimoine public
sont considérés comme des emprunteurs risqués. L'incurie des partisans
des politiques antisociales "parce que la dette" éclate alors au grand
jour: alors que c'est notamment l'existence d'un puissant patrimoine
public qui fait de la France un emprunteur solide, les mêmes ne cessent
d'affaiblir cette garantie en multipliant les privatisations! C'est la
vieille histoire du pompier pyromane.
Enfin et surtout, l'idée qu'on puisse
rembourser la dette publique grâce à d'énormes saignées dans nos
dépenses publiques est en soi une idiotie. A titre d'exemple, si la
France arrivait, au prix d'une austérité sans précédent, à dégager un
excédent budgétaire d'environ 1% du PIB et le consacrait à rembourser sa
dette publique, cela prendrait environ...100 ans! Qui peut croire
sérieusement à pareil scénario? Cela suffit à prouver que les partisans
du remboursement par l'austérité budgétaire sont des charlatans.
Il y a une alternative. La dette publique
de la France, et plus largement celle des pays de la zone euro, peuvent
parfaitement être résorbées sans politiques antisociales d'austérité.
Il suffit pour cela que la Banque centrale européenne (BCE) rachète les
dettes aux prêteurs grâce à la création monétaire (la "planche à
billets"); et qu'une fois rachetées, elle les efface. C'est légal, car
la BCE a déjà le droit de racheter des dettes publiques à des
créanciers: elle l'a d'ailleurs déjà fait ces dernières années. Dans un
scénario maximaliste, à raison d'une création monétaire de 960 milliards
d'euros par an, l'intégralité de la dette publique de la zone euro
pourrait ainsi disparaître en une dizaine d'années, sans subir ni la
vente à la découpe du patrimoine public, ni des saignées dans nos
dépenses sociales. Pour mémoire, la BCE a déjà créé rien qu'en 2017 720
milliards d'euros pour soutenir les banques privées: cet ordre de
grandeur n'est donc pas choquant. Et de toute façon, l'on peut aussi
imaginer un scénario intermédiaire, qui résorberait une grande partie de
la dette publique de la zone euro mais pas sa totalité.
Le grand argument habituel contre cette
alternative est bien connu: "la planche à billets provoquera de
l'hyperinflation!". En réalité, c'est faux. Tant qu'elle garde des
proportions maîtrisées, la création monétaire ne provoque pas
d'hyperinflation: en l'occurrence, même le scénario maximaliste que
j'évoque accroîtrait la masse monétaire de seulement 4%, et à un rythme
assez lent. De surcroît, dans l'économie telle qu'elle est et pas telle
qu'on la fantasme, ce qui provoque l'hyperinflation, c'est l'écroulement
de la confiance des ménages et des investisseurs dans l'économie du
pays, qui se traduit par la fin de la confiance dans la valeur de la
monnaie elle-même. Par exemple, dans le cas sans cesse invoqué des
brouettes de billets de banque de l'Allemagne de Weimar pour aller
acheter du pain, c'est l'écroulement de la confiance collective dans
l'économie allemande qui a provoqué l'hyperinflation; et non pas une
politique préexistante de création monétaire.
Jadis Molière décrivait les médecins de
son époque comme des charlatans cachant leur ignorance derrière des
formules obscures en latin, et qui n'étaient bons qu'à multiplier les
saignées sur les malades au risque de les tuer. Mutatis mutandis,
les partisans des privatisations, des politiques anti-services publics
et des politiques anti-protection sociale sont les médecins de Molière
d'aujourd'hui: eux aussi justifient des mesures mortifères avec du
charabia pseudo-expert; et eux aussi sont de dangereux charlatans.
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