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Contribution publiée dans L’intérêt général, la revue du Parti de Gauche (numéro spécial « Les médias ») [1].
Non répertoriée dans les catégories professionnelles de l’INSEE, l’éditocratie existe bel et bien : c’est un ensemble à bords flous, mais relativement stable, qui englobe quelques dizaines de personnages reconnaissables aux fonctions qu’ils remplissent : éditorialistes, chroniqueurs, intervieweurs (toutes fonctions à mettre également au féminin), ils ont en commun d’être des professionnels du commentaire.
La plupart d’entre eux ont fréquenté de « grandes » écoles et, souvent, de « prestigieuses » écoles de journalisme, comme on les qualifie communément. Leurs atouts culturels les prédisposent à un confortable conformisme qui, pourtant, ne leur suffit pas pour entrer dans le microcosme et jouer ses jeux : il leur est recommandé de surcroît (même si ce n’est pas toujours indispensable) de disposer de bonnes relations sociales ou de bénéficier du parrainage de l’un de leurs aînés.
La personnalité de chacun d’eux est évidemment irréductible à ses origines et à son parcours : à chacun sa carte de visite et son pedigree, sa sensibilité politique et un art particulier, mais sur le fond gris de leur commune appartenance, distribuée en plusieurs variétés.
Spécialistes et polyvalents
Formés à la politique en version Science Po, ils ressassent une vulgate électoraliste (puisque c’est aux élections que se réduit pour eux la question démocratique) et privilégient les affrontements partisans et les compétitions politiciennes, au détriment des enjeux sociaux des projets et des programmes. Journalistes politiciens, ils sont, surtout par temps préélectoral (c’est-à-dire pratiquement en permanence), flanqués de sondologues (qui lisent dans les entrailles des sondages tout ce qui leur passe par la tête) et de communicants (qui « décryptent » les postures, les « petites phrases » et les jeux de rôle). Ils ont tous quelque chose d’Alain Duhamel, le grand ancêtre de Jean-Michel Aphatie (RTL, puis Europe 1, puis France info) et de quelques autres. Ce sont des pourvoyeurs de politique dépolitisée.
Férus d’économie (orthodoxe donc libérale), ils rêvent que le marché pense pour nous et se chargent de parler pour lui. Quelques mots de leur langue automatique résument cette « pensée » révélée : « la dette » (et non son origine et sa finalité), « les chiffres du chômage » (et non la vie des chômeurs), « le coût du travail » (et non les surcoûts des profits), les « charges sociales » (plutôt que les « cotisations sociales »), les « impôts » (plutôt que leur usage). Ils ont tous quelque chose de François Lenglet (France 2), de Dominique Seux (France Inter) ou de Nicolas Doze (BFM-TV). Ce sont des zélateurs d’économie désocialisée.
Ces drones filment le monde vu d’en haut et délèguent aux journalistes « ordinaires » les enquêtes que l’on dit « de terrain », notamment sur les questions sociales qu’ils résolvent en puisant dans la réserve de prêt-à-penser dont ils sont eux même les fournisseurs. À la sociologie dont ils ont parfois reçu de vagues rudiments au cours de leurs études (et qu’ils se sont empressés d’oublier), ces chroniqueurs préfèrent l’essayisme (auquel succombent – hélas ! – nombre de sociologues estampillés comme tels) des penseurs à grande vitesse - une tribu dont ils font eux-mêmes partie quand ils écrivent des livres qui leur valent de bénéficier des comptes rendus et des invitations de leurs confrères.
Les éditocrates du journalisme politique et du journalisme économique ne sont pas les seuls. Au sommet de la corporation trônent les éditocrates-éditorialistes, commentateurs polyvalents qui, non contents de cumuler les fonctions des précédents, dispensent à tout propos leurs leçons. Dans la presse d’opinion (mais quelle presse ne l’est pas ?), les directeurs de rédaction ou leurs auxiliaires impriment leur marque à la marque dont ils défendent un peu partout les couleurs : Arnaud Leparmentier pour Le Monde, Christophe Barbier pour L’Express, Franz-Olivier Giesbert pour Le Point, Yves Thréard pour Le Figaro et quelques autres décorent un pluralisme anémié.
Adversaires mais complices, les éditocrates en chef sont des adeptes du journalisme de fréquentation qui scelle leur appartenance au cercle des dominants (qui se baptisent eux-mêmes comme « l’élite »). Non contents, pour certains d’entre eux, de partager dîners en ville, croisières et vacances, ils s’honorent de se retrouver au sein d’un club – Le Siècle – qui réunit des politiques de presque tous horizons, des hauts fonctionnaires, des industriels et des banquiers, et qui accueille les éditocrates les mieux cotés : en toute discrétion puisque aucune information ne sort de leurs rencontres...
Chargés d’entretiens et de débats
Ce n’est pas tout. Les éditocrates, qu’ils soient spécialistes ou polyvalents, peuvent être également chargés d’entretiens et/ou de débats.
Les éditocrates-intervieweurs (parfois présentateurs des Journaux télévisés ou des « matinales » des radios), commentateurs engagés et éditorialistes masqués, méritent qu’on s’arrête sur leurs œuvres :« Qu’ils accompagnent docilement leurs invités ou qu’ils se confrontent parfois violemment à eux, les intervieweurs sont devenus de véritables acteurs du débat public » [2]. Ce sont même des organisateurs de spectacles dans lesquels ils tiennent souvent le premier rôle : « forts avec les faibles, faibles avec les forts », arrogants et agressifs avec ceux qu’ils nomment les « petits candidats » ou avec les syndicalistes qui résistent aux licenciements et aux contre-réformes et complaisants (avec parfois un zest d’impertinence) avec les syndicats qu’ils disent réformistes, les grands partis et le patronat.
Les éditocrates-animateurs arbitrent des débats pour lesquels ils choisissent des invités à ce point interchangeables que ce sont fréquemment les mêmes. À deux, cela donne « Le match des éditorialistes » (selon le titre d’une émission d’i-Télé qui conviendrait à bien d’autres programmes). La rivalité ritualisée de quelques titulaires simule la confrontation des idées, quand elle ne s’abîme pas dans le consensus des rivaux associés ou des associés rivaux. Ainsi prospèrent les « débats vraiment faux » qu’évoquait déjà, en 1996, Pierre Bourdieu dans Sur la télévision. Parfois, l’éditorialiste-animateur n’arbitre pas seulement des duos, mais – comme dans l’émission « C dans l’air » sur France 5 – il garnit le plateau de quelques éditocrates en vue et de quelques experts quasi-inamovibles. Ainsi va le pluralisme.
Cadrage et dépossession
Jaloux de leurs petites différences, les éditocrates les protègent et se protègent, traçant ainsi le périmètre des opinions dignes d’être discutées : les leurs. De tous les pouvoirs qu’ils exercent, le plus nocif est sans doute leur pouvoir de cadrage des problèmes : leur pouvoir de problématisation. Les exemples sont nombreux. Le « problème du chômage », chiffré, n’est pas vraiment celui des chômeurs. Le « problème du travail » et de sa valeur est rarement celui de la souffrance au travail. Le « problème de l’Europe » est celui du « toujours-plus » (europhile) ou du « un-peu-moins » (« souverainiste »). Le « problème de l’immigration » est celui qu’il pose ou poserait aux Français, plutôt que ceux qui se posent aux immigrés. Le « problème du communautarisme » absorbe celui des minorités discriminées, hâtivement désignées comme des « communautés ». La liste est longue et chacun peut la compléter.
Ainsi sont enserrés les débats légitimes. Ainsi sont dépolitisée la politique, désocialisée l’économie, reléguées les classes populaires que, privé des ors de l’éditocratie, le journalisme d’enquête, dans les meilleurs des cas, tente de comprendre. Certes, la domination qu’exercent les éditocrates en tous genres et dans toutes leurs fonctions n’est pas absolue. Convaincante pour les convaincus, révoltante pour les révoltés, elle ne s’abat pas uniformément sur tous les publics. Souvent, les classes populaires ignorent ou méprisent les ébats et les débats des professionnels du commentaire. Mais des échos, même assourdis, parviennent à les atteindre. Et la domination éditocratique confirme et conforte leur dépossession.
Henri Maler (illustration de Clément Quintard)
Article publié dans le numéro de décembre 2016 de L’intérêt général, la revue du Parti de Gauche (numéro spécial « Les médias »)
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