samedi 20 avril 2019

Dons des Pinault, Arnault & Cie à Notre-Dame de Paris : un "patrimoine washing" sur le dos de l'Etat ?

Gros sous 
Par Emmanuel Lévy

La course à l'échalote du plus gros don à Notre-Dame de Paris, à laquelle se livrent les familles les plus fortunées de France, a déjà atteint une hauteur vertigineuse. Mais entre ces mécènes et l'Etat, le plus généreux n'est pas forcément celui qui a fait le plus gros don…
« Au rythme de l’annonce de dons, la question est : comment va-t-on les dépenser ? ». Pour Jean-Michel Tobelem, professeur associé de gestion à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, l’élan record de générosité pour la cathédrale Notre-Dame de Paris, après l'incendie qui l'a défigurée lundi, risque fort de dépasser les besoins du chantier, même énorme, qui s’annonce. Lequel est évalué a priori entre 100 millions et 200 millions d’euros, selon la durée et les technologies retenues pour les travaux, alors que la barre du milliard paraît une paille pour Notre-Dame.

Le concours Médicis du don à Notre-Dame

La mairie de Paris a déjà annoncé y consacrer une ligne de crédit de 50 millions et la région Ile-de-France, 10 millions. Ce sera 100 millions pour Total. Vinci aussi sera de la partie. Mais ce qui a fait exploser le compteur, c’est la course à l’échalote à laquelle se livrent les deux multimilliardaires du luxe pour gagner le titre de Laurent de Médicis du XXIe siècle. Après les 100 millions promis par la famille Pinault (Kering), la famille Arnault (LVMH) doublait la mise, à 200 millions. Ces deux grands mécènes ont été suivis par les familles Bouygues (10 millions) ou Decaux (20 millions), et rejoints dans leur compétition par la famille Bettencourt-Meyers et le groupe L'Oréal (200 millions).
Pour organiser la suite, la Ville de Paris a annoncé la tenue prochaine dans la capitale d’« une grande conférence internationale des donateurs ». Ça tombe bien, la municipalité dispose d’un outil parfait pour cela : le Fonds pour Paris, créé en mai 2015 et à qui les Parisiens doivent déjà le fameux bouquet de l’artiste Jeff Koons. Fameux parce que, outre ses qualités esthétiques, il illustre jusqu’à la caricature la relation ambiguë entre le don et l’exonération fiscale prévue par le code général des impôts. Pour faire court : « Je donne, mais c’est l’Etat qui raque ». En grande partie.

Sur 100 euros versés à la culture, les donateurs qui passent par les entreprises qu’ils dirigent peuvent en effet déduire 60 de leurs impôts (66 pour les dons de particuliers). Pour cette fois, la famille Pinault a annoncé ce mercredi 16 avril qu'elle ne ferait « pas valoir l'avantage fiscal » sur les 100 millions donnés à Notre-Dame. François-Henri Pinault, président de la holding familiale et PDG du groupe de luxe Kering, arguant dans un communiqué « qu'il n'est pas question d'en faire porter la charge aux contribuables français ». Mais l'avantage pour ces grand mécènes ne s'arrête pas qu'à la fiscalité. Il leur est aussi possible de bénéficier en retour de prestations diverses (à condition qu’elles ne dépassent pas 25% de la somme versée). C’est ainsi que des lieux comme le Louvre ou l’Opéra de Paris se sont par exemple transformés, le temps d’un repas, en salle de restaurant pour leurs généreux mécènes, au point que soit installée une vaste table sur la scène de l’Opéra-Garnier…
C’est aussi grâce à ce puissant levier que Bernard Arnault a pu financer, via la galaxie d’entreprises de son groupe LVMH, le bâtiment abritant son musée. Pour sa construction, la Fondation d’entreprise Louis-Vuitton a reçu près de 800 millions d’euros du groupe, générant un avoir fiscal d’un demi-milliard. Marianne avait révélé l’affaire et la Cour des comptes s’était émue que LVMH dispose ainsi d’une machine à cash alimentée par des deniers publics.
« J’ai peur qu’à l’occasion de l’incendie de Notre-Dame, on fasse une sorte de "patrimoine washing" »
En tout, en 2018, la niche « mécénat » a coûté aux finances publiques près d'un milliard d’euros. La vague de dons entraînée par l'incendie de Notre-Dame pourrait bien augmenter cette note de 50%. Voire beaucoup plus si le ministère de la Culture validait la proposition de son ancien patron sous Jacques Chirac, Jean-Jacques Aillagon, de classer le bâtiment trésor national. L'homme qui a donné son nom à la loi mécénat de 2003 est aujourd'hui conseiller de François Pinault et a proposé lundi soir de défiscaliser les dons pour Notre-Dame à 90% ! Autant dire que la quasi-intégralité de la réfection de la cathédrale reviendrait à la charge de l’Etat, tandis que les donateurs pourraient s’enorgueillir d’avoir été si généreux. L'ancien ministre de la Culture est revenu ce mercredi sur sa proposition, la considérant « dépassée » dans le cas de Notre-Dame au vu des sommes déjà atteintes, estimant qu'elle reste néanmoins valide pour l'avenir concernant « un monument dont les travaux nécessitent des moyens très importants».
« Emmanuel Macron n’a pas eu la bonne réaction en lançant une collecte nationale. La bonne réaction aurait été de dire que l’Etat reconstruira… Il faut que l’Etat prenne enfin en charge le patrimoine de ce pays », a analysé sur Franceinfo Didier Rykner, patron de La Tribune de l’art. « L’Etat mais aussi la Mairie de Paris ont tourné le dos à notre patrimoine, s’étouffait aussi l’architecte Françoise Fromonot. Il n’y a pas que la cathédrale à faire partie de nos biens communs. J’ai peur qu’à l’occasion de l’incendie de Notre-Dame, on fasse une sorte de "patrimoine washing". Paris a beaucoup démoli, beaucoup donné à des acteurs privés sous le couvert de la folle promotion du tourisme, par exemple. Et notamment à messieurs Pinault et Arnault… ».

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