Gros sous
Par Emmanuel Lévy
La
course à l'échalote du plus gros don à Notre-Dame de Paris, à laquelle
se livrent les familles les plus fortunées de France, a déjà atteint une
hauteur vertigineuse. Mais entre ces mécènes et l'Etat, le plus
généreux n'est pas forcément celui qui a fait le plus gros don…
« Au rythme de l’annonce de dons, la question est : comment va-t-on les dépenser ? ».
Pour Jean-Michel Tobelem, professeur associé de gestion à l’université
Paris-I Panthéon-Sorbonne, l’élan record de générosité pour la
cathédrale Notre-Dame de Paris, après l'incendie qui l'a défigurée
lundi, risque fort de dépasser les besoins du chantier, même énorme, qui
s’annonce. Lequel est évalué a priori entre 100 millions et
200 millions d’euros, selon la durée et les technologies retenues pour
les travaux, alors que la barre du milliard paraît une paille pour
Notre-Dame.
Le concours Médicis du don à Notre-Dame
La
mairie de Paris a déjà annoncé y consacrer une ligne de crédit de 50
millions et la région Ile-de-France, 10 millions. Ce sera 100 millions
pour Total. Vinci aussi sera de la partie. Mais ce qui a fait exploser
le compteur, c’est la course à l’échalote à laquelle se livrent les deux
multimilliardaires du luxe pour gagner le titre de Laurent de Médicis
du XXIe siècle. Après les 100 millions promis par la famille
Pinault (Kering), la famille Arnault (LVMH) doublait la mise, à 200
millions. Ces deux grands mécènes ont été suivis par les familles
Bouygues (10 millions) ou Decaux (20 millions), et rejoints dans leur
compétition par la famille Bettencourt-Meyers et le groupe L'Oréal (200
millions).
Pour
organiser la suite, la Ville de Paris a annoncé la tenue prochaine dans
la capitale d’« une grande conférence internationale des donateurs ».
Ça tombe bien, la municipalité dispose d’un outil parfait pour cela : le
Fonds pour Paris, créé en mai 2015 et à qui les Parisiens doivent déjà
le fameux bouquet de l’artiste Jeff Koons. Fameux parce que, outre ses
qualités esthétiques, il illustre jusqu’à la caricature la relation
ambiguë entre le don et l’exonération fiscale prévue par le code général
des impôts. Pour faire court : « Je donne, mais c’est l’Etat qui raque
». En grande partie.
Sur 100 euros versés à la culture, les donateurs qui passent par les
entreprises qu’ils dirigent peuvent en effet déduire 60 de leurs impôts
(66 pour les dons de particuliers). Pour cette fois, la famille Pinault a
annoncé ce mercredi 16 avril qu'elle ne ferait « pas valoir l'avantage fiscal » sur
les 100 millions donnés à Notre-Dame. François-Henri Pinault, président
de la holding familiale et PDG du groupe de luxe Kering, arguant dans
un communiqué « qu'il n'est pas question d'en faire porter la charge aux contribuables français ».
Mais l'avantage pour ces grand mécènes ne s'arrête pas qu'à la
fiscalité. Il leur est aussi possible de bénéficier en retour de
prestations diverses (à condition qu’elles ne dépassent pas 25% de la
somme versée). C’est ainsi que des lieux comme le Louvre ou l’Opéra de
Paris se sont par exemple transformés, le temps d’un repas, en salle de
restaurant pour leurs généreux mécènes, au point que soit installée une
vaste table sur la scène de l’Opéra-Garnier…
C’est aussi grâce à
ce puissant levier que Bernard Arnault a pu financer, via la galaxie
d’entreprises de son groupe LVMH, le bâtiment abritant son musée. Pour
sa construction, la Fondation d’entreprise Louis-Vuitton a reçu près de
800 millions d’euros du groupe, générant un avoir fiscal d’un
demi-milliard. Marianne avait révélé l’affaire et la Cour des
comptes s’était émue que LVMH dispose ainsi d’une machine à cash
alimentée par des deniers publics.
« J’ai peur qu’à l’occasion de l’incendie de Notre-Dame, on fasse une sorte de "patrimoine washing" »
En
tout, en 2018, la niche « mécénat » a coûté aux finances publiques près
d'un milliard d’euros. La vague de dons entraînée par l'incendie de Notre-Dame
pourrait bien augmenter cette note de 50%. Voire beaucoup plus si le
ministère de la Culture validait la proposition de son ancien patron
sous Jacques Chirac, Jean-Jacques Aillagon, de classer le bâtiment
trésor national. L'homme qui a donné son nom à la loi mécénat de 2003
est aujourd'hui conseiller de François Pinault et a proposé lundi soir
de défiscaliser les dons pour Notre-Dame à 90% ! Autant dire que la
quasi-intégralité de la réfection de la cathédrale reviendrait à la
charge de l’Etat, tandis que les donateurs pourraient s’enorgueillir
d’avoir été si généreux. L'ancien ministre de la Culture est revenu ce
mercredi sur sa proposition, la considérant « dépassée » dans le cas de Notre-Dame au vu des sommes déjà atteintes, estimant qu'elle reste néanmoins valide pour l'avenir concernant « un monument dont les travaux nécessitent des moyens très importants».
«
Emmanuel Macron n’a pas eu la bonne réaction en lançant une collecte
nationale. La bonne réaction aurait été de dire que l’Etat reconstruira…
Il faut que l’Etat prenne enfin en charge le patrimoine de ce pays », a analysé sur Franceinfo Didier Rykner, patron de La Tribune de l’art. « L’Etat mais aussi la Mairie de Paris ont tourné le dos à notre patrimoine, s’étouffait aussi l’architecte Françoise Fromonot.
Il n’y a pas que la cathédrale à faire partie de nos biens communs.
J’ai peur qu’à l’occasion de l’incendie de Notre-Dame, on fasse une
sorte de "patrimoine washing". Paris a beaucoup démoli, beaucoup donné à
des acteurs privés sous le couvert de la folle promotion du tourisme,
par exemple. Et notamment à messieurs Pinault et Arnault… ».
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