Propos recueillis par Lucas Bretonnier
Spécialiste
de la question de la violence sociale, le philosophe Yves Michaud se
réjouit que la classe moyenne inférieure sorte de l'ombre, tout en
alertant sur la mythologie révolutionnaire.
Yves Michaud : Les fractures de la société française se sont démultipliées, en incluant maintenant de nouvelles « lézardes » : entre personnes éduquées et personnes non éduquées, entre personnes à l'abri de l'insécurité et celles vivant en état continuel d'insécurité (forces de l'ordre, pompiers et même professeurs)… On a vu se complexifier la différence riches-pauvres. Il y a des hyperriches (peu nombreux, mais très visibles et très arrogants dans les médias), des riches (pas nombreux non plus statistiquement), des pauvres, des très très pauvres, mais aussi tous ceux qui, dans la classe moyenne inférieure ( lower middle class, disait-on dans le langage de la stratification sociale), joignent à peine ou pas du tout les deux bouts. Le salaire médian français est à 1 750 € : la moitié des salariés vit avec une paye inférieure… Je ne sais pas comment ils font, mais je comprends très bien pourquoi ils se révoltent. D'autant plus qu'ils n'ont pas droit aux minima sociaux, qu'ils sont imposables et ne bénéficient pas des « effets de seuil » de la pauvreté. Comme on sait où les trouver, ils ont été victimes d'un incroyable matraquage fiscal et réglementaire, notamment sous le quinquennat Hollande. La grande nouveauté, c'est donc la révolte de cette classe moyenne qui travaille, paye ses taxes et n'en peut plus. Je dis souvent, sans être entendu, qu'une amende radar à 90 € et de 1 à 3 points de permis retirés, c'est un désastre pour ces gens-là. Au nom de la sécurité routière, on a monté une pompe à finances de plus.
"J'IMAGINE
TRÈS BIEN LA POLICE DÉBORDÉE UN DE CES JOURS. ELLE POURRAIT MÊME
FRATERNISER, CAR ELLE N'EST PAS FORCÉMENT MIEUX PAYÉE QUE CEUX QU'ELLE
AFFRONTE."
Vous avez déclaré : « A force d'apporter une
offre spécifique à chaque catégorie, on atomise la communauté humaine et
politique… » L'hétérogénéité des profils des « gilets jaunes » est-elle
la preuve que cette myriade de catégories se réunit ?On a fabriqué au fil des minicrises un Etat-providence guichetier. D'où les niches fiscales genre Duflot, Pinel et tant d'autres. D'où le maquis des aides sociales et des cas d'espèce. Du coup, chacun surveille l'autre jalousement et se referme sur ses avantages, jusqu'au jour où, je m'en félicite, chacun découvre que tout le monde se fait avoir avec ces guichets : chacun est soumis à une bureaucratie incroyable, un maquis de taxes alors que règne une injustice patente au profit de ceux qui savent se servir des trous du dispositif, que ce soit les migrants, les étrangers venant bénéficier de l'aide médicale aux étrangers ou les riches expatriés en Belgique ou en Suisse qui viennent se faire soigner à Cochin quand les soins lourds deviennent trop chers - songeons à l'adorable Johnny Hallyday, résident californien mais venu mourir « gratuitement » en France.
Vous êtes un spécialiste de la violence - sociale et politique. Elle semble plus grande que d'habitude. Quoi de nouveau dans le mode opératoire pour déstabiliser à ce point les forces de l'ordre ?
Il y a eu un haut niveau de violence. De ce point de vue, j'ai été plus impressionné par ce qui s'est passé en province, avec des troubles importants un peu partout, qu'à Paris, caisse de résonance. Une explication tient à la technique de maintien de l'ordre « en douceur » qui est pratiquée. Dans le temps, on pouvait « faire tirer » ou disperser avec violence - je me souviens des charges de gardes mobiles avec les crosses des mousquetons. On accepte de la part des manifestants des actes de violence qu'on interdit aux policiers. On est en présence de situations de manifestations « asymétriques », au même sens où l'on parle de « guerre asymétrique ». D'où les risques de dérapage. De ce point de vue, le pire a été évité. Ensuite, il n'y a pas d'organisation des manifestations, pas d'itinéraire, pas de service d'ordre (il est remarquable que ces services d'ordre aient disparu même des manifestations syndicales « régulières »), on ne peut pas disperser des rassemblements instables qui se forment et se reforment et on ne peut pas non plus tenir à distance des groupes mobiles, diffus, qui mêlent manifestants pacifistes, badauds et casseurs… La police est quasiment impuissante : elle a affaire à des groupes soit résolus, soit désorganisés (les deux sont possibles), et tout peut arriver. La solution est du côté des manifestants. Soit ils veulent faire la révolution et continuent comme ils le font, soit ils veulent faire entendre des revendications et ils imaginent d'autres manières de manifester. Cela dit, je crois que beaucoup veulent faire la révolution. J'imagine très bien la police débordée un de ces jours à la manière de ce qui se passa sous la Révolution pour les gardes suisses. Elle pourrait même fraterniser, car elle n'est pas forcément mieux payée que les gens qu'elle affronte.
Les violences policières vous ont-elles étonné ?
La police tente de s'adapter. La logique de cette situation est que tous les coups sont permis ou presque. On en revient insidieusement à des situations du passé où manifester comportait des risques élevés. Il n'est pas impossible que les « bavures » récentes des forces de l'ordre aient été en partie voulues à titre d'avertissement. Cela dit, il arrive toujours des moments où des policiers perdent leur sang froid.
Que disent du mouvement les profils des condamnés (primomanifestants, primodélinquants) ?
Ils correspondent, pour la majorité d'entre eux, à la fraction jeune ou adulte et la plus désespérée des « gilets jaunes ». Il y a peu de casseurs « pro », mais des casseurs occasionnels - dans une situation de violence, tout le monde peut se laisser entraîner. Les casseurs vraiment « pro » ne vont pas se laisser prendre. Ce qui fait que les arrestations massives sont à double tranchant. Ce fut pareil en 1968 : les premiers condamnés à la suite des émeutes du 3 mai étaient des étudiants « normaux ». Et la condamnation de ces étudiants lambda déclencha pour de bon les événements de mai 1968.
Ce mouvement, né sur les réseaux sociaux, se caractérise par le rejet de chef, d'élite. En quoi cela peut-il avoir un rapport avec la violence des événements ?
D'une part, il y a les mutations techniques qui rendent possibles et même inévitables des mouvements sans chef, sans hiérarchie, sans ces fameux corps intermédiaires qu'on a tellement critiqués, avant de les regretter aujourd'hui. Macron, à sa manière, a profité de cette nouvelle donne technique, en créant un mouvement au départ largement informel. D'autre part, il faut reconnaître qu'en France une classe de politiciens professionnels et des corps intermédiaires liés à elle (qu'on pense au cumul des mandats !) ont détourné la politique à leur profit. C'est sur la faillite de cette classe politicienne que Macron a construit sa victoire. Il ne s'est pas rendu compte que cette victoire le laissait seul devant « le peuple », auquel en plus il ne sait pas parler sinon par boutades maladroites et méprisantes ou discours technophiloso-phiques. Il lui a manqué la sagesse « léniniste » de se construire un appareil et la qualité humaine d'une relation aux gens respectueuse et distante. Il s'est voulu jupitérien, mais se retrouve tout seul sur le Capitole.
Certains regrettent que les émeutiers de 2005 n'aient pas eu droit à la même complaisance médiatique que les « gilets jaunes »… Ce parallèle est-il pertinent ?
La situation ne me paraît pas du tout comparable. Les émeutes de 2005, qui constituèrent, comme je l'ai dit, une intifada à la française (voir le livre d'Andrew Hussey, The French Intifada, traduit avec euphémisme par Insurrections en France. Du Maghreb colonial aux émeutes de banlieues, histoire d'une longue guerre), furent le fait d'une population française d'origine immigrée et jeune, avec une grande unité d'origine et de situation. Cette population était minoritaire dans la République et pas intégrée civiquement. J'ai tendance, en revanche, à voir dans les « gilets jaunes » des citoyens révoltés. On a affaire à une très large part de la population (d'où le soutien de l'opinion), dont l'unité est faite de souffrance et de révolte, avec des revendications diverses, qui ne se révoltent pas contre la République, mais contre la manière dont elle est devenue injuste.
La comparaison avec Mai 68 est-elle davantage adaptée ?
Pour moi qui ai vécu en direct les événements de 1968, la comparaison a un sens, mais seulement sur certains points. D'abord, comme en 1968, les autorités en place tardent à comprendre la gravité de la situation. Ensuite, les réponses qui leur sont ouvertes sont du même ordre, mais dans un contexte bien différent : lâcher du lest, reculer, redonner du pouvoir d'achat. Sauf que Pompidou put dévaluer en août 1968 et que Macron ne le peut pas… Pour le reste, la situation est très différente. Ceux qui se révoltaient en 1968, c'était la génération qui allait prendre la suite et pas des victimes de la mondialisation et de la mutation technologique comme aujourd'hui. Et, surtout, le gouvernement de 1968 a pu s'appuyer sur la « majorité silencieuse » pour gagner les élections de juin 1968. Ici, c'est la majorité silencieuse qui se révolte, la classe moyenne… Même si Macron s'en sort dans les jours qui viennent, je ne donne pas cher de ses listes aux élections européennes de 2019.
"JE ME
DEMANDE SI MACRON A VRAIMENT LU MACHIAVEL. QUAND ON FAIT DES RÉFORMES,
IL NE FAUT SURTOUT PAS QU'ELLES COALISENT CONTRE VOUS TOUS LES
'RÉFORMÉS'."
Une partie de l'extrême gauche sous-entend
que la violence est légitime car elle est une réaction à celle d'une
politique. Argument classique ?La violence est toujours légitime… quand elle gagne. C'est une rengaine de la gauche qu'« on a toujours le droit de se révolter ». Même les amis de Julien Coupat (groupe de Tarnac) et de L'insurrection qui vient trouvent maintenant du charme aux « gilets jaunes »… Il y a une mythologie de la violence révolutionnaire pure qui circule depuis les anarchistes du XIXe siècle et Georges Sorel. Mon avis de spécialiste de la violence est qu'il vaut mieux ne pas trop jouer avec cette mythologie. Ceux qui perdent finissent dans les poubelles de l'histoire et ceux qui gagnent de même, car ils se transforment à leur tour en oppresseurs. Action directe ou les Brigades rouges ont fini, à juste titre, dans les poubelles de l'histoire. Les léninistes, eux, ouvrent des goulags. En revanche, des émeutes peuvent produire des changements politiques parce que le pouvoir a accumulé les erreurs. De ce point de vue, Macron a fait fort. Je me demande s'il a vraiment lu Machiavel. Quand on fait des réformes, il ne faut surtout pas qu'elles coalisent contre vous tous les « réformés » - il y a un art indispensable du timing et des compensations.
Entre émeute et insurrection, la frontière n'est-elle pas mince ?
De tout temps, l'émeute, comme mouvement de foule, a pu se déclencher à tout moment - quand une exécution capitale rate, pour des rumeurs, en raison d'une injustice marquante, d'une arrestation, voire juste d'un black-out électrique. L'insurrection, c'est quand il y a visée d'un changement de pouvoir. Aujourd'hui, on est clairement en train de passer de l'émeute à l'insurrection. Il faut pour cela : 1. que les émeutiers ne soient pas trop loin du pouvoir - ce qui est le cas aujourd'hui avec l'information et les transports ; 2. que le pouvoir accumule les erreurs et devienne cible. Macron n'a rien vu arriver. Il y a quelque chose chez lui d'un Louis XVI plutôt que de Jupiter.
Les concessions promises par Emmanuel Macron lundi 10 décembre ne font pas suite à une manifestation monstre (130 000), mais, notamment, à des actions violentes. Peut-on en conclure que la violence paye ?
Le nombre des manifestants n'est pas l'important : il y a derrière eux un réservoir de colères et de protestations. Ce ne sont pas les dégradations qui comptent, mais la résolution et la multiplicité des formes d'action. Lisons aussi les listes des revendications, aussi disparates soient-elles. Elles portent sur les principes fondamentaux de la République : la justice fiscale et le souci de ceux qui ne s'en sortent pas. Egalité et fraternité donc. La violence ne paye pas, mais les convictions fortes, souvent.
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