Par Hadrien Mathoux
En annonçant des gestes sur la CSG des retraités et les revenus des
salariés payés au Smic, Emmanuel Macron n'opère pas de "virage social".
Sa stratégie consiste à donner l'impression qu'il donne satisfaction aux
gilets jaunes, alors que son discours ne leur est pas destiné : c'est à
l'opinion qu'il s'adresse, pour contourner le mouvement.
Ils n'attendaient qu'une vaguelette pour crier à la fin des gilets jaunes. Dans la foulée du discours d'Emmanuel Macron
ce lundi 10 décembre, membres du gouvernement, députés LREM et
éditorialistes bienveillants ont défilé dans les médias pour applaudir à
tout rompre les annonces présidentielles : un "geste extrêmement important" pour le ministre de la Transition écologique François de Rugy, une "accélération sur la trajectoire de justice sociale" d'après l'élue Aurore Bergé. Le journaliste d'Europe 1 Jean-Michel Aphatie a même prévenu : "S'il y a un acte 5 des gilets jaunes, il faudra en expliquer sérieusement la raison".
L'intervieweur politique vedette résumant - sans doute malgré lui -
l'objectif manifeste de l'intervention du président de la République :
donner l'illusion d'avoir accédé aux demandes principales des gilets
jaunes, afin de délégitimer leur contestation aux yeux de ceux qui, de
sondage en sondage, la soutiennent sans y prendre une part active.
En réalité, si l'on se penche d'un peu plus près sur la batterie des
annonces présidentielles, difficile d'y déceler une quelconque reculade.
L'augmentation de cent euros
du revenu des smicards ? Il s'agit en fait d'une hausse de la prime
d'activité, déjà prévue sur trois ans, simplement avancée à janvier 2019
pour faire face aux demandes pressantes d'augmentation du pouvoir
d'achat. Le choix de ce levier, plutôt qu'une revalorisation du Smic,
est révélateur de l'inflexibilité idéologique du chef de l'Etat :
augmenter la prime d'activité permet de ne créer aucun droit
supplémentaire, ni pour la retraite ni pour l'assurance-chômage, mais
aussi d'éviter que la hausse ne se propage aux niveaux supérieurs de
rémunération. La progression généralisée des salaires, réclamée par les
gilets jaunes, reste aux yeux du président une menace pour la
compétitivité du pays.
Autre aspect bien pratique, pour le
gouvernement, de la prime d'activité : elle évite de faire payer aux
entreprises le coup de pouce donné aux smicards. A la place, l'exécutif
choisit de creuser temporairement le déficit public… mais promet de
tailler à l'avenir dans les dépenses de l'Etat pour compenser les
dépenses supplémentaires. La logique libérale, promue depuis le début du
quinquennat, est donc toujours en vigueur. Elle s'illustre également
dans le caractère non contraignant de la prime de fin d'année demandée
aux entreprises. Quant à l'impôt sur la fortune (ISF) et la flat tax,
principales mesures d'allègement de la fiscalité sur le capital mises
en place par Emmanuel Macron et qui nourrissent la colère des gilets
jaunes, le président a été clair : il ne reviendra pas dessus, jugeant
qu'un retour en arrière "nous affaiblirait". Quant aux réformes
prévues en 2019, toutes à tonalité libérale - Etat, indemnisation du
chômage, retraites -, elles restent à l'ordre du jour.
Même si certaines de leurs demandes (comme la défiscalisation des heures
supplémentaires) ont été prises en compte, on est donc bien loin du
changement de cap dont rêvaient les gilets jaunes. Et c'est logique.
Examiner la liste des revendications du mouvement, c'est contempler un
miroir montrant l'exact inverse de la politique toujours prônée par
Emmanuel Macron. Augmenter le Smic et les retraites, instaurer un
salaire maximum, rétablir l'ISF, supprimer la flat tax,
amplifier la participation de l'Etat dans l'économie, développer les
services publics, imposer davantage les plus riches : pour le président,
appliquer ces mesures constituerait un reniement complet de ses
orientations idéologiques. Cela l'obligerait en plus à remettre en question les traités de l'Union européenne
et à engager un bras de fer avec la Commission… à mille lieux du rôle
de sauveur libéral de la construction européenne qu'il aime tant
endosser.
Conflit politique… et lutte de classes
Entre les demandes des gilets jaunes et le projet du chef de l'Etat, il ne semble guère y avoir de réconciliation possible. Les diverses enquêtes menées révèlent que la revendication numéro un des gilets jaunes est l'amélioration de la justice sociale via une
redistribution plus grande des richesses, ainsi que la restauration des
services publics. Quand dans le même temps, Emmanuel Macron a fait de
la défiscalisation du capital et de la baisse des impôts des plus
fortunés la pierre angulaire de sa politique visant à restaurer
"l'attractivité" du pays auprès des investisseurs… Nés de la hausse des
taxes sur le carburant, les gilets jaunes ne se battent pas pour obtenir
satisfaction sur quelques revendications précises : ils portent un
projet de société alternatif, non soluble dans le macronisme.
Cette opposition idéologique se double d'un contraste sociologique
marqué. Les gilets jaunes, ainsi que les citoyens qui les soutiennent,
appartiennent très majoritairement aux classes populaires et à la petite
classe moyenne : les employés (un tiers des gilets jaunes issus de la
population active), les ouvriers, une partie des artisans et des
commerçants y sont surreprésentés. Le revenu médian du foyer déclaré
chez les gilets jaunes est de 1.700 euros par mois, soit 30% de moins
que le revenu médian moyen. A l'inverse, les cadres sont bien moins
nombreux à soutenir le mouvement, encore moins à en faire partie. Ces
mêmes catégories supérieures constituent en revanche le socle
sociologique d'Emmanuel Macron : 33% d'entre elles ont voté pour lui au
premier tour, plus de 80% au second. L'analyse des dons à la campagne
d'En Marche montre également que le président a été propulsé par les élites économiques dans sa course vers l'Elysée.
Au
cœur du face à face entre les gilets jaunes et l'exécutif, il y a bien
un conflit - on n'ose dire une lutte ! - de classes. Car plus que leur
appartenance objective aux catégories populaires, il est frappant de
constater que les gilets jaunes se réclament du peuple,
et ont de longue date conceptualisé leur combat comme celui de la
France "d'en bas" contre ceux "d'en haut". En somme, pour reprendre le
vocabulaire marxiste, les gilets jaunes ont démontré une identification
aux classes populaires, la classe "en soi" est devenue une classe "pour
soi" : comme l'écrit le sondeur Jérôme Sainte-Marie, il ne s'agit "pas seulement d'une désignation technique mais d'une identité vécue".
La gageure, pour Emmanuel Macron, consiste à sortir d'un conflit dans
lequel il a démarré avec un net déficit dans l'opinion publique, sans
renier sa politique ni donner l'impression de balayer d'un revers de la
main les aspirations des plus modestes.
Le discours de Macron ne s'adresse pas aux gilets jaunes
Pour ce faire, et devant le caractère contreproductif des stratégies de dramatisation ou d'assimilation des manifestants à l'extrémisme violent,
le président a misé dans son discours sur l'acteur décisif dans ce
conflit : la classe moyenne, prête à soutenir l'un ou l'autre des deux
"camps" selon les circonstances. François Ruffin, favorable aux gilets
jaunes, l'avait rappelé dans un discours place de la République, lançant cette adresse à la petite bourgeoisie parisienne : "Vous
avez une responsabilité, Paris a une responsabilité. Vous êtes un
public plus diplômé, plus aisé que les gilets jaunes. Nous sommes la
classe intermédiaire, celle qui a le choix de se ranger derrière ceux
d'en haut ou derrière ceux d'en bas". Emmanuel Macron a compris le
message : ses propositions ne s'adressent pas aux gilets jaunes. Elles
sont destinées à ceux qui ont jusqu'à présent soutenu la
mobilisation mais peuvent encore changer d'avis. Des citoyens qui ne
ressentiront pas forcément l'impact concret des mesures présidentielles
mais estimeront que, grâce à elles, les gilets jaunes ont eu ce qu'ils
réclamaient et que poursuivre leur action au risque de nouveaux heurts
serait désormais illégitime, malgré leur sympathie initiale pour le
mouvement.
En faisant ce pari, le chef de l'Etat a conscience que
le mouvement des gilets jaunes a moins été propulsé par l'ampleur des
mobilisations que par l'adhésion des Français : samedi 8 décembre, ils
étaient 136.000 à participer à l'acte 4 des manifestations des gilets
jaunes, moins que lors du conflit contre la loi Travail en septembre
2017 qui avait poussé plus de 220.000 personnes dans les rues. Mais dans
les sondages, les gilets jaunes ont tutoyé les sommets : fin novembre,
ils étaient plus de 84% à se déclarer favorables au mouvement, et ils
étaient encore près de 70% selon les instituts avant la dernière
intervention présidentielle.
Pour infléchir son désavantage dans
l'opinion publique, le président cherche à évacuer la dimension
politique et sociologique profonde du conflit social, à supprimer son caractère potentiellement insurrectionnel
afin de la ramener à une liste de revendications pécuniaires. Il est
encore trop tôt pour dire si cette stratégie suffira à empêcher la "révolution raisonnable"
que craint Emmanuel Macron. Mais les premiers signes sont là : alors
que les gilets jaunes semblent déjà considérer les mesures annoncées
comme insuffisantes et appellent à continuer la lutte, le soutien aux mobilisations s'érode : d'après un sondage OpinionWay pour LCI
mené après l'interview présidentielle, 69% des Français soutiennent
toujours les gilets jaunes… mais 54% souhaitent que le mouvement
s'arrête. Des chiffres seulement contradictoires en apparence : dans
l'incapacité de se débarrasser des raisons profondes de ce conflit,
Emmanuel Macron veut faire disparaître son caractère global.
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