mercredi 28 février 2018


Le politologue de la France insoumise Thomas Guénolé publie un livre en forme de coup de poing intitulé "Antisocial".
Alors même que certains rêvent d'enterrer le modèle français pour y substituer les règles en vigueur dans le monde anglo-saxon, le politologue Thomas Guénolé publie un livre en forme de coup de poing intitulé Antisocial (1). A cette occasion, il signe une déconstruction systématique de la doxa dont nous abreuve le discours ambiant à propos de la question sociale, parfois oubliée par ceux qui lui préfèrent les sujets sociétaux, bien plus consensuels, et si souvent caricaturaux quand ils s'imposent sur la table du débat. Que n'entend-on pas à propos des salauds de pauvres, des chômeurs fainéants, des grévistes qui prennent les Français en otages ou des fonctionnaires qui se la coulent douce ? Thomas Guénolé remet les paroles à l'endroit, à la lumière du positionnement idéologique d'un homme connu pour son engagement au sein de La France insoumise. Pour nourrir un débat qui intéresse tous les citoyens, Marianne publie ci-après des extraits, en l'occurrence le prologue, de son livre qui devrait prêter à controverse. Nous avons également organisé une confrontation entre Thomas Guénolé et l'essayiste Nicolas Baverez, éditorialiste au Point et au Figaro, libéral-étatiste revendiqué, qui a publié en janvier dernier un ouvrage géopolitique intitulé Violence et passions (2).

(1) Antisocial. La guerre sociale est déclarée, de Thomas Guénolé, Plon, 272 p., 17,90 €. En librairies le 1 mars.
(2) Violence et passions. Défendre la liberté à l'âge de l'histoire, de Nicolas Baverez, éd. de l'Observatoire, 144 p., 15 €.

EXTRAITS

Qu'il s'agisse de personnalités politiques, de chercheurs ou encore d'intellectuels engagés, voilà plus de trente ans que la mort du modèle social français est annoncée par diverses Cassandres. Il est donc tentant de réagir en haussant les épaules. Il est tentant de se rassurer envoyant dans ces réformes un mal nécessaire, qui n'irait quand même pas jus qu'à ratiboiser notre système de protection sociale. Spécifiquement chez les plus favorisés des classes moyennes, il est même tentant de se dire -avec soulagement - que, soi-même, on sera épargné ; et donc que, tout compte fait, le fléau antisocial n'est pas si grave.
C'est une erreur. Réveillez-vous. Car, cette fois, c'est différent. Non, l'antisocial ne va pas s'arrêter ; non, si vous ne faites pas partie des 10 % les plus riches, vous ne lui échapperez pas.
Parmi les 90 % restants de la population française, ceux qui ne sont pas déjà des perdants de l'Antisocial vont, au cours des toutes prochaines années, le devenir. Ils ne doivent avoir aucune illusion. A la manière de l'eau qui monte inexorablement dans les cales du Titanic, la mécanique implacable de l'Antisocial les atteindra tous tôt ou tard. Ce n'est qu'une question de temps. Puisque sa finalité est d'accaparer le maximum de ressources au bénéfice de la minorité oligarchique de la population, il est inhérent à l'Antisocial d'être incapable de s'arrêter. Les 90 % concernés ont donc deux attitudes possibles. La première consiste à se battre entre eux. C'est ce que font, par exemple, ces ouvriers et ces chômeurs qui votent FN afin d'obtenir la priorité sur leurs compagnons d'infortune d'origine maghrébine dans la file d'attente pour les emplois insuffisamment nombreux et les protections sociales de plus en plus réduites que l'Antisocial leur laissera. C'est tomber dans un piège : laisser l'Antisocial « diviser pour régner ». La seconde attitude, plus constructive, consiste à se battre ensemble contre l'Antisocial afin d'arrêter sa course destructrice. J'appelle Antisocial le processus politique de destruction du modèle français de solidarité sociale. Remise en cause après remise en cause, rabotage après rabotage, ce programme nous fait méthodiquement reculer de plusieurs décennies, voire de plus d'un siècle. Quelques exemples suffisent à l'attester. Le recrutement d'agents non titulaires dans la fonction publique est devenu un phénomène massif : ils sont près de 1 million en 2015. Pour eux, c'est reculer jus qu'en 1983, époque où les protections modernes des fonctionnaires titulaires n'existaient pas encore. La retraite à 65 ans est de plus en plus ouvertement débattue : l'appliquer serait reculer jus qu'en 1910, quand cet âge de départ fut adopté. Le service public de la téléphonie a été petit à petit privatisé pour faire de France Télécom la firme multinationale Orange : ce processus nous fait reculer jus qu'en 1989, quand la téléphonie n'était pas encore nationalisée. Quant à l'ubérisation du travail, dont les cas les plus connus sont les chauffeurs de voiture et les « autoentrepreneurs », elle instaure le retour pur et simple de l'ouvrier payé à la tâche de la fin du XIX siècle, au temps de la révolution industrielle. Le reste est à l'avenant.
En d'autres termes, l'Antisocial est un puissant mouvement en marche arrière.
Ce mouvement s'inscrit dans un phénomène plus large, que j'ai baptisé « mondialisation malheureuse » dans de précédents travaux (First, 2016). Si la mondialisation est l'interconnexion croissante, vraisemblablement irréversible, des peuples, des économies et des cultures à la surface de la Terre, la mondialisation malheureuse, elle, n'est qu'une façon possible (parmi d'autres) d'organiser cette grande interconnexion. Son programme consiste à supprimer le contrôle des prix des biens et services de première nécessité, pour que cette consommation captive assure une rente à de grands groupes privés organisés en cartels ; à baisser les protections et les droits sociaux de la population active pour la contraindre à des conditions de travail plus dures ; à baisser les dépenses de solidarité sociale, pour forcer ses bénéficiaires à payer eux-mêmes ces services à de grandes firmes privées (s'ils le peuvent) ; à baisser les prélèvements obligatoires sur les plus fortunés, tandis qu'augmentent ceux sur les classes moyennes ou populaires ; à baisser le niveau de contrôle des Etats sur les activités des grandes firmes financières, ce qui accroît leurs perspectives de profit mais rend les krachs financiers plus graves et plus fréquents ; et à vendre les entreprises publiques, voire les biens communs, à de grandes firmes et à de grandes fortunes, renforçant dès lors leur position de rentières.
Ce programme est souvent appelé « néolibéralisme ». Je pense que c'est une erreur. Les politiques anti sociales consistent à démanteler l'Etat-providence entant que prestataire de services publics, à déposséder l'Etat actionnaire entant que propriétaire d'entreprises publiques, à abolir l'Etat stratège entant que planificateur des grandes évolutions du pays, et à défaire l'Etat arbitre entant que contrôleur des abus du secteur privé, financier notamment. Puisqu'il s'agit, dans tous ces aspects, de revenir à une situation passée caractérisée par moins de service public, moins de protection sociale, moins d'intervention de l'Etat dans l'économie, et moins d'encadrement du secteur privé, le préfixe « néo » est inapproprié. […]

BATAILLE DES REPRÉSENTATIONS

Cela étant, si l'Antisocial n'est pas néolibéral, alors comment le qualifier ? D'un côté de la fracture sociale, les prélèvements obligatoires des plus riches baissent et les intérêts des grandes firmes sont favorisés. De l'autre côté de celle-ci, les prélèvements obligatoires des classes moyennes augmentent et le degré de solidarité sociale diminue, au détriment en particulier des plus démunis cependant que les petites et moyennes entreprises tirent la langue. L'Antisocial correspond donc à ce qu'Aristote baptisa jadis « oligarchie » : le gouvernement de la cité au bénéfice d'une minorité, au détriment de la majorité. Ni nouveau ni libéral, le projet antisocial est, en somme, rétrograde et oligarchiste. Tantôt l'Antisocial procède par petits pas ; c'est généralement le cas pour les privatisations de services publics, réalisées en plusieurs fois afin d'atténuer les levées de boucliers. Tantôt il procède au contraire par grands bonds en arrière : par exemple lorsque, en 2004, il devint légal qu'une entreprise adopte chez elle des règles moins favorables aux salariés que les accords de branche.
POUR RÉUSSIR À FAIRE RECULER
LES SOLIDARITÉS SOCIALES, L'ANTISOCIAL DOIT OBTENIR AU PRÉALABLE LA RÉSIGNATION DU PLUS GRAND NOMBRE.
Mais, faute d'un mouvement social suffisamment fort pour lui mettre un coup d'arrêt, et faute de victoire électorale d'un mouvement politique proposant une politique de progrès social, cette grande marche arrière est à l'œuvre sous nos yeux et dans nos vies à un rythme qui va s'accélérant.
Les conditions d'accès aux allocations chômage sont durcies année après année. Des protections inscrites dans le code du travail sont remises en cause, en particulier en autorisant chaque entreprise à les supprimer chez elle. La possibilité réelle de manifester ou de faire grève s'affaiblit en pratique, notamment du fait de réformes destinées à limiter la portée de l'exercice. L'accès aux soins de l'hôpital public se révèle de plus en plus coûteux. Les droits à la retraite sont sans cesse retardés et amoindris. Les enseignants sont sous-payés par rapport à la moyenne européenne en même temps que la machine éducative reproduit et perpétue de plus en plus les inégalités sociales de départ. Les conditions de travail de nombreux fonctionnaires se dégradent au point de mettre en danger leur santé et la qualité du service. Les prélèvements obligatoires les plus équitables, c'est-à-dire plus lourds dans le budget des plus privilégiés, baissent, tandis que les prélèvements obligatoires les plus injustes, ceux plus lourds dans le budget des plus démunis, augmentent. Les réfugiés méditerranéens et les sans-papiers se voient refuser une politique humainement décente d'accueil et d'accompagnement. Le mal-logement s'enracine profondément dans notre société et frappe plus violemment les plus jeunes. Les habitants des banlieues pauvres sont systématiquement plus durement touchés que les autres par les maux du pays : principalement le chômage, la précarité et la criminalité. La population rurale est lentement abandonnée à un inexorable isolement par la fermeture progressive des services publics et des commerces de proximité. Quant aux populations victimes de l'extrême pauvreté et de la faim, elles sont quasiment absentes des préoccupations de la cité : c'est comme si elles étaient invisibles.
Pour réussir à faire reculer les solidarités sociales dont des millions de foyers ont un besoin réel voire vital, l'Antisocial doit cependant obtenir au préalable l'acceptation ou la résignation du plus grand nombre. Cette capitulation dans les esprits est d'autant plus indispensable que, recul après recul, les perdants du projet antisocial deviennent majoritaires dans la population. C'est pourquoi ces réformes sont précédées et accompagnées par une bataille des représentations. De fait, systématiquement, une propagande massive prépare les esprits au démantèlement des politiques sociales visées. Elle repose sur une triple diabolisation : la diabolisation des populations qui ont besoin de ces politiques, notamment des chômeurs ; la diabolisation des acteurs de ces politiques, au premier rang desquels les fonctionnaires ; et la diabolisation des protections elles-mêmes, en particulier du code du travail. […] Ainsi les médias audiovisuels dominants en viennent-ils à la diffusion en boucle d'un véritable catéchisme antisocial. Résumons ce credo, qu'ils répètent inlassablement comme les prières d'un chapelet.
- Il y a trop d'assistanat en France, ce qui encourage les chômeurs à ne pas travailler.
- Si les chômeurs n'ont pas d'emploi, c'est surtout parce qu'ils ne cherchent pas assez.
- Le code du travail est l'une des principales causes du manque d'embauches en France.
- Faciliter les licenciements crée des emplois.
- Baisser les charges des entreprises, qui sont trop lourdes, est la meilleure voie pour créer des millions d'emplois.
- Notre système de protection sociale est beaucoup trop généreux. - La Sécurité sociale est en déficit à cause de ceux qui profitent de son excessive générosité.
- Les syndicats défendent des positions archaïques et, lors qu'ils lancent des grèves, c'est pour défendre les privilèges des fonctionnaires.
- Il y a beaucoup trop de grèves en France : les usagers sont pris en otages.
- Air France est en difficulté à cause des privilèges des pilotes et du refus chez les salariés de faire les efforts nécessaires.
- C'est à cause des syndicats et des régimes spéciaux des cheminots que la SNCF va mal.
- Le secteur privé fonctionne plus efficacement que le secteur public, qui gagnerait à copier ses méthodes de management.
- Les fonctionnaires sont trop paresseux et trop nombreux.
- L'Education nationale échoue à éduquer les jeunes d'aujourd'hui, qui sont beaucoup moins bien cultivés et éduqués que ne l'étaient leurs grands-parents.
- Les réfugiés, les sans-papiers, les immigrés sont traités trop généreusement en France, et souvent mieux que ne le sont les Français.
- On paie beaucoup trop d'impôts en France.
Comme nous le verrons au fil des pages, toutes ces croyances, et d'autres de même teneur antisociale, sont fausses.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vos commentaires sont les biens venus, sachez qu'ils seront validés par notre modérateur, merci