jeudi 1 mars 2018

Evaluation du gaspillage des deniers publics

Les Économistes Atterrés:



Le trajet du Premier ministre à bord d’un A340 de luxe a suscité une vive émotion en raison de son coût de 350 000 euros. Le porte-parole du gouvernement en a lui-même convenu : cette somme est "impressionnante". De fait, un salarié au SMIC a de quoi être surpris en réalisant qu’il lui faudrait près de 300 mois (25 ans) pour percevoir un tel montant. Et l’association Anticor a sans doute raison de rappeler que le chef du gouvernement ne respecte pas sa propre circulaire du 24 mai 2017 exigeant des serviteurs de l’État de la sobriété et un "comportement modeste". Enfin, les propos contradictoires dans lesquels Édouard Philippe s’est ensuite empêtré n’ont rien arrangé.
Trying to make it real, but compared to what?” demandait la chanteuse Roberta Flack. Il est logique que les citoyens comparent les dépenses effectuées par des dirigeants politiques ou économiques à des grandeurs qui leur sont familières : leur revenu, leur patrimoine, leurs dépenses, etc. Mais ils auraient tort d’en conclure que le prix du trajet Tokyo-Paris effectué par le Premier ministre est un très grand scandale pour les finances publiques. Que l’on y réfléchisse : le crédit impôt-recherche (CIR) coûte 5,5 milliards d’euros. Il est donc près de seize mille fois plus coûteux pour le budget de l’État. Et plus de deux fois plus onéreux que le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), auquel l’État n’accorde qu’une subvention de 2,5 milliards d’euros. Par ailleurs, le CIR est une dépense récurrente alors que l’on ne reprendra pas de sitôt le Premier ministre à effectuer un déplacement à 350 000 euros. Enfin, l’avion emprunté par Édouard Philippe lui a effectivement permis de rejoindre Paris tandis que l’efficacité du CIR est mise en doute par de nombreux rapports. Ce n’est guère étonnant puisque le CIR est fondée sur l’idée "selon laquelle tout ce qui est considéré par une direction d’entreprise comme de la recherche est si bon pour la société toute entière qu’il faut l’exonérer d’impôt à ce titre" [1].
Et que dire alors du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), un des plus grands mésusages d'argent public jamais commis sous la cinquième République ? Entré en vigueur en 2013, le CICE a coûté environ 19,1 milliards d’euros pour l’année 2016. Cela représente cinquante-cinq mille fois le prix du fameux trajet Tokyo-Paris. Les Économistes atterrés avaient souligné les nombreux risques liés à la création du CICE et du pacte de responsabilité : coût exorbitant, faible effet sur l’emploi, hausse des dividendes plutôt que relance de l'investissement [2]. Le bien-fondé de ces critiques, également portées en 2016 par un rapport d’information de la Commission des finances du Sénat [3], est désormais officiellement confirmé par le comité de suivi qui "constate que la prise en compte de l’année 2015 dans les travaux d’évaluation ne lève pas toutes les incertitudes entourant l’effet du CICE sur l’emploi. Un effet positif mais modéré, concentré sur les entreprises les plus exposées au CICE, lui paraît le plus vraisemblable, de l’ordre de 100 000 emplois sauvegardés ou créés sur la période 2013-2015" [4].
En réalité, le rapport du comité de suivi fait état de deux études. L'une conclut que sur trois années (2013-2015), 108 000 emplois auraient été créés ou sauvegardés "en moyenne". L'autre étude conclut que l'impact sur l'emploi est… nul. Or, sur ces trois années, le coût total du CICE est de 45 milliards. Dans le premier cas, cela représente donc un coût d’environ 140 000 euros par emploi créé ou sauvegardé. Il eût donc mieux valu – sur un strict plan économique – créer directement des emplois publics. Dans le second cas, 45 milliards ont été dépensés pour rien. Un peu comme si 128 000 trajets en A340 de luxe avaient été effectués à vide.
Ne tenant aucun compte de ce bilan désastreux, le gouvernement d’Édouard Philippe vient de transformer le CICE en un allègement des cotisations patronales, qui sera encore plus ciblé sur les salaires proches du SMIC. Ce ciblage aggrave l’un des défauts du CICE : contrairement à ce que préconisait le rapport Gallois, il n’était pas concentré sur l’industrie. Il sera désormais encore plus favorable aux entreprises qui emploient une main-d’œuvre peu qualifiée et exportent peu.
Cela ne risque pas d’aider à la résorption du déficit extérieur courant, qui exigerait d’infléchir la spécialisation productive et d’améliorer la compétitivité hors coût par une montée en gamme. Le solde de la balance commerciale de la France est négatif depuis 2003 et le compte courant est déficitaire depuis 2005. Le CICE n’y a rien changé. Le dernier rapport du comité de suivi "n’apporte pas d’élément nouveau comparativement au rapport complémentaire de mars 2017, qui confirmait l’absence d’effet visible sur les exportations en 2015" (p. 23). Si "les entreprises exportatrices ont clairement été identifiées, dès les premiers rapports du comité de suivi, comme n’étant pas les plus directement bénéficiaires du CICE", le rapport s’interroge sur la possibilité d’un effet positif « à moyen terme » grâce à d’éventuels « bénéfices indirects via un effet de diffusion sur les prix des intrants » (p. 24). Cela reste purement hypothétique. En 2016, en dépit d’un contexte international favorable, les exportations ne progressaient que de 1,9% (0,2% en valeur) quand les importations augmentaient de 4,2% (1,7% en valeur). Sur les trois premiers trimestres 2017, le solde des échanges de biens et services s’est fortement dégradé.
Le gaspillage de certaines niches fiscales destinées aux entreprises, comme le CIR ou le CICE, ainsi que la remise en cause du caractère progressif de l’impôt ("flat tax" sur les revenus du capital) sont bien plus graves que le surcroît de dépense suscité par les exigences du Premier ministre.
Philippe Légé, membre du collectif d’animation des Économistes atterrés

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