Il
fait table rase. De tout. Des partis politiques traditionnels, du
dialogue social à la française, de la séparation de l'Eglise et de
l'Etat… Mais, à trop bousculer le pays, Emmanuel Macron ne risque-t-il
pas de le fracturer profondément ?
Et
s'il fallait pour une fois rendre grâces à François Hollande ? D'un
trait assez fielleux l'ancien président de la République a fracassé le
nouveau monde selon Macron. « L'ancien monde a un nom, cela s'appelle
la démocratie. Avec des partis politiques, des syndicats, un Parlement
et des élus, une presse », a-t-il déclaré, selon des propos rapportés par le Monde au
moment où son successeur semble avoir érigé ce dégagisme en mode de
gouvernance. Car, de façon toujours plus flagrante, Emmanuel Macron
traque les reliquats du « monde d'avant ». Et les corps intermédiaires,
ces « institutions de l' interaction », comme les définit
l'historien Pierre Rosanvallon, se révèlent comme les premiers martyrs
de sa cause. Les derniers faux-semblants ont même disparu avec la
réforme ferroviaire : aux yeux du gouvernement, quelle que soit la
puissance de la grève à la SNCF, les syndicalistes sont relégués au rang
de figurants. Même les réformistes ne sont plus considérés comme des
partenaires privilégiés. C'est la première fois qu'un président ne se
cherche pas d'allié, se sont inquiétés les vieux routiers des
négociations sociales. « Aujourd'hui, on n'est ni dans la
concertation ni dans la négociation, mais dans la consultation. Cette
méthode Macron, utilisée également au moment des ordonnances de la loi
Travail, a considérablement affaibli dans le corps syndical les leaders
réformistes », observe l'universitaire Rémi Bourguignon. Une
évidence qui apparaît à la sortie des interminables réunions avec la
ministre des Transports, Elisabeth Borne, que les réformistes de l'Unsa
quittent encore plus fâchés que le représentant de la CGT !
Mais que peut, au fond, Elisabeth Borne ? En s'entourant - à l'exception
de Jean-Michel Blanquer - de ministres technos ou trop soulagés d'être
rescapés de l'ancien monde pour moufter, Emmanuel Macron a tué une
certaine forme de débat politique. Plus une tête ne dépasse ! Pour
qualifier cet autoritarisme, le député socialiste Boris Vallaud, ancien
condisciple de Macron à l'ENA, exhume son plus beau latin : Quod licet Jovis, non licet bovis («
Ce qui est permis à Jupiter n'est pas permis au bœuf »). Un choix
d'autorité dont le locataire de l'Elysée ne finit pas de payer le prix :
le manque de ténors pour monter au front se fait cruellement sentir.
Elisabeth Borne a beau être envoyée au combat, son manque de notoriété
et de poids politique reste indéniablement un handicap. « Elle connaît bien le sujet, elle connaît peut-être moins bien la politique », sourit
Dominique Bussereau, titulaire du portefeuille sous Sarkozy. Où l'on
touche la limite du gouvernement d'experts installé par Emmanuel Macron.
« On n'arrive pas à parler à certaines catégories de la population parce qu'on manque de figures empathiques, regrette une députée LREM. Les
sujets qui bloquent aujourd'hui, que ce soit la loi sur l' immigration
avec Gérard Collomb ou la SNCF avec Elisabeth Borne, c'est en partie à
cause de ça. » Quand pédagogie il y a, elle est aride. « Lorsque
certains, y compris dans l'exécutif, disent qu'on fait la loi
ferroviaire parce qu'elle nous est imposée par l'Europe ou parce qu' il
faut réduire la dette, c'est catastrophique, enrage un autre député macroniste. Si
on veut que l'opinion publique ne se renverse pas, il faut plutôt
expliquer aux gens pourquoi cette réforme va leur apporter un meilleur
service. Mais maintenant on est bloqué, on n'arrive pas à dire cela. »
"Surcommunication"
La semaine
dernière, l'Elysée a bien demandé à Edouard Philippe de mouiller un peu
plus la chemise. Le Premier ministre a donc ajouté à son agenda une
interview matinale sur France Inter, avant d'accorder un entretien au Parisien, histoire de marteler que le gouvernement irait « jusqu'au bout ». Mais,
à l'instar de son mentor Juppé dont la rigidité s'est fracassée sur la
réalité du pays, Edouard Philippe peine à imprimer lorsqu'il s'agit de
convaincre les Français. « Le problème, c'est que Philippe et Macron
se ressemblent trop. Macron aurait dû prendre un type de terrain pour le
compléter », pointe un député LR qui connaît bien le Premier ministre et voit avant tout en lui « un brillant conseiller d'Etat ».
Ancien ministre du Travail sous Sarkozy, Eric Woerth pointe «
un manque de prise en compte de l'opinion des gens. Cette dimension d'
éloignement, l'exécutif essaie de la rattraper par une sur communication
qui paraît assez artificielle ». Comme cette double séquence
interview inédite. Jeudi 12 avril, Emmanuel Macron s'exprimait devant
Jean-Pierre Pernaut dans le journal télévisé le plus regardé d'Europe.
L'occasion de s'adresser aux retraités impactés par la baisse de la CSG,
mais également « à la France de province qui travaille et rentre chez elle déjeuner. Une France à qui le président a du mal à parler », observe
un familier de l'Elysée. Le soir du dimanche 15 avril, le chef de
l'Etat est attendu devant le tandem baroque Jean-Jacques Bourdin - Edwy
Plenel. « Avec un vrai risque de se cannibaliser lui-même », poursuit cette source, pas franchement emballée par ce format, ni pas l'horaire d'ailleurs : «
Un dimanche soir à cette heure-là, pile en même temps que le match
PSG-Monaco, il ne peut compter que sur les reprises dans les journaux et
les réseaux sociaux. » Mais qu'importent les conjectures sur
le choix des journalistes et des médias, ces détails d'agenda. Les
journalistes ne sont finalement, pour Emmanuel Macron, qu'une autre de
ces catégories qui font barrage entre l'Elysée et le vulgumpecus.
Une société aux corps intermédiaires atrophiés, c'est une société « dans laquelle il est plus facile de manipuler l'opinion », a
estimé François Hollande. Mais les Français sont en train d'en faire
l'expérience : c'est aussi une société plus âpre, avec une conduite
politique sans amortisseurs. Résultat, les territoires ressemblent de
plus en plus à des Cocotte-Minute. « Je redoute que la reprise ne concerne que les métropoles et que les quartiers défavorisés en soient exclus, s'alarme le député UDI Francis Vercamer, élu de Roubaix, dans le Nord. Si on crie cocorico sur tous les toits, les gens vont vouloir leur part du gâteau. » Et de lancer cet avertissement : «
Le gouvernement est en train d 'agréger des mécontentements un peu
partout. Les cheminots, les professionnels de santé, les retraités, les
automobilistes… Tout le monde gueule ! » La gronde dans les
universités fait également office de révélateur. Très affaibli, le
syndicat Unef ne contient plus les éléments les plus radicaux qui
définissent eux-mêmes le périmètre de la lutte, comme c'est le cas à la
fac de Tolbiac, à Paris (lire le reportage, p. 24). Cette tour de 22
étages n'est pas encore une « zone à défendre », comme
Notre-Dame-des-Landes - il s'en est fallu de quelques voix en assemblée
générale -, mais déjà une « commune libre ».
Cajôler les cathos
Voulait-il
en expier les péchés ? Emmanuel Macron a intronisé le collège des
Bernardins lundi 9 avril comme un nouveau Sacré-Cœur, cent quarante-sept
ans après la révolte des communards. Devant la Conférence des évêques
de France, le locataire de l'Elysée a fait une confession. Selon ce
président garant de la Constitution et de son article 1 qui proclame une
République indivisible, laïque, démocratique et sociale, le lien entre
l'Eglise et l'Etat se serait « abîmé ». Les représentants
catholiques en ont soupiré d'aise quand les figures de la majorité
issues du PS, Richard Ferrand ou Olivier Dussopt, lorgnaient leurs
souliers. Comme si, en guise de corps intermédiaires, Emmanuel Macron ne
voulait retenir que les représentants des religions. Jouer de la fibre
identitaire plutôt que de la fibre sociale ? Ce n'est pas un hasard si
le président progresse dans le cœur des sympathisants LR, avec 57 % de
bonnes opinions dans le dernier tableau de bord Ifop pour Paris Match. Un
discours qui lui permet de poursuivre son grand-œuvre : la destruction
des partis politiques, avec une prédilection pour Les Républicains. «
Il y aurait une vraie offre sociale-démocrate en face, il procéderait
autrement et ne tiendrait pas le discours de lundi, mais là, il a décidé
d'accélérer la fracturation de la droite », observe l'un de ses interlocuteurs. Les Français ne s'y sont pas trompés qui, selon un sondage Ipsos pour le Monde, sont désormais une majorité à situer La République en marche à droite de l'échiquier politique.
«
La question essentielle, c'est pourtant le projet social, c'est-à-dire
une perspective dans laquelle ceux qui n'ont ni la richesse ni le
pouvoir peuvent se retrouver », s'alarme un ami du président, alors
qu'une autre étude révèle la disparité croissante des soutiens de Macron
dans l'opinion. De plus en plus de cadres, de moins en moins de
catégories populaires. Visiteur régulier du président, François Bayrou
lui a fait parvenir les deux discours qu'il a tenus, lors de
l'université d'été du MoDem et lors de son congrès. « Si, à
l'intérieur d 'une société, le sentiment est que l'efficacité est
obtenue au détriment de la justice, alors je vous le dis, en France, ce
serait un échec », avait notamment mis en garde le Béarnais.
Descente dans l'arène
Dans l'entourage macroniste, on fait mine de ne pas voir le problème. «
J e n'ai pas du tout le sentiment d'une fracture terrible et je ne vois
pas Emmanuel Macron se faire crier dessus dans les territoires », martèle une proche du chef de l'Etat. A l'Elysée, on assure que le président dispose de capteurs efficaces sur le terrain : «
Il a noué des relations pendant la campagne. Il y a aussi les députés
de la majorité et le courrier de l 'Elysée, qui fait l 'objet chaque
semaine d 'une synthèse communiquée au président et à son équipe. » Et on dément tout isolement : «
Descendre dans l 'arène, ce n'est pas un problème pour lui. N'oubliez
pas que c' était son mode de fonctionnement quand il était ministre : il
allait systématiquement à la rencontre des manifestants. »
Le député LREM Roland Lescure abonde : «
L'histoire de Macron qui resterait sur son Olympe, je n'achète pas du
tout. Il discute avec les agriculteurs, les retraités, les
professionnels de santé… Il va au contact et il aime ça. » Au mois
de février, devant l'Association de la presse présidentielle, Emmanuel
Macron s'était pourtant adressé cette propre mise en garde : « Je
suis le fruit d'une brutalité de l' histoire. D'une effraction parce que
la France était malheureuse et inquiète. Si j'oublie tout cela, cela
sera le début de l' épreuve. » Reste à savoir si le chef de l'Etat s'écoute lui-même.
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