mardi 24 avril 2018

Grève à La Poste : face à Amazon Prime, le travail bouleversé des facteurs



Par Anthony Cortes

Les employés de La Poste, brandis en exemple par Emmanuel Macron face à ceux de la SNCF, sont pourtant nombreux à dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail depuis la privatisation de l'entreprise publique, face notamment à la pression des géants comme Amazon prime. Un mouvement de grève est même en cours dans plusieurs départements.

"Je suis désolé, La Poste c'est un service public, le postier il fait son métier tous les matins !". Face à des cheminots en colère dans les Vosges mercredi 18 avril, Emmanuel Macron a brandi l'exemple des facteurs pour leur montrer que la réforme de la SNCF n'était pas forcément annonciatrice de conditions de travail dégradées. A La Poste, la bascule a déjà eu lieu en 2010, quand l'entreprise publique est devenue société anonyme. Sauf que huit ans plus tard, les postiers montrés en exemple par le chef de l'Etat sont… aussi en colère. Même si leur action est moins visible que celle du rail, plusieurs centaines de facteurs se mobilisent actuellement dans dix départements. En Gironde et en Ille-et-Vilaine, la grève vient même de dépasser les 100 jours.
"Mon métier a été transformé", nous confie Bruno, facteur depuis plus de 22 ans, désormais en service dans la région bordelaise. Comme beaucoup de ses collègues, il est en grève depuis un peu plus d'un mois, à raison de quelques jours par semaine. "J'ai l'impression d'être un fonctionnaire perdu dans la jungle du chiffre. On subit depuis trop longtemps, on ne peut plus choisir le silence". La cause principale de tous leurs maux, selon lui : le e-commerce. "C'est un modèle qui vient nous percuter. Amazon Prime, Cdiscount ou Ebay ont amené avec eux l'idée que le client doit être livré à tout moment, à 6 heures du matin comme à 21 heures, développe-t-il. Et nous, on doit se mettre à niveau, tenter de suivre le mouvement sans se faire broyer par la machine."

La journée découpée des facteurs

Concrètement, pour mettre ses pas dans ceux d'Amazon, La Poste a d'abord réaménagé les horaires de travail de ses facteurs. Autrefois, le facteur triait lui-même les plis de sa tournée à l'aube avant de les distribuer jusqu'à la mi-journée, avec une pause de 20 minutes à prendre à tout moment. Désormais, il n'aura qu'à recueillir le courrier trié au préalable par du personnel dédié à cette tâche - des "intérimaires", prédisent les syndicats Sud et CGT - mais sa journée sera découpée en deux pour qu'il puisse livrer des colis à tout moment. Il prendra donc son service un peu plus tard, aux alentours de 8h30, puis il devra prendre obligatoirement une pause à la mi-journée, d'une durée de 45 minutes à 4 heures, avant de repartir en tournée jusqu'en fin d'après-midi.
Une bonne nouvelle pour les usagers, que ces livraisons deux fois par jour ? Pas pour tous… Car pour gagner en efficacité et "rationaliser les coûts", l'entreprise a récemment mis en place le dispositif dit "distripiloté". C'est le second pilier du plan, déjà en phase de test sur quelques zones du territoire. Les usagers y sont triés en deux catégories : ceux dont le courrier peut attendre et les autres. Le facteur ne distribue le courrier aux premiers que quelques fois par semaine, et non plus chaque jour. "Pour moi, c'est une discrimination appliquée aux usagers. On s'éloigne de plus de nos missions de 'service public' et notre rôle perd en valeur", regrette Yann, facteur depuis 1998 à la cité Font-Vert de Marseille.

Le postier publicitaire

Et il n'y a pas que sur la distribution que La Poste cale ses pas sur ceux des multinationales d'Internet. Elle tente aussi de capter sa part du marché publicitaire, n'hésitant pas à transformer ses facteurs en hommes et femmes-sandwiches. A leur tournée, les postiers peuvent en effet depuis 2016 voir se greffer une "remise commentée". Là, le facteur ne doit plus délivrer un colis mais… un message publicitaire, à l'oral. "Cela peut être la promotion d'une mutuelle ou une réduction sur certains produits dans une grande surface", décrit Pascal, facteur à Saint-Étienne-de-Montluc (Loire-Atlantique), qui a dû se prêter à l'exercice quelques fois. Sur son site, l'entreprise vend ce "service" comme la possibilité offerte aux entreprises de bénéficier de "campagnes de communication (qui) gagnent en profondeur, gage d'un impact plus fort et pertinent". Difficile d'estimer à quel point ces prestations sont sollicitées par les entreprises : contactée, La Poste n'a pas donné suite à nos demandes.

Pour justifier officiellement les nouvelles missions confiées aux facteurs, La Poste communique sur une réorganisation nécessaire face à une baisse du volume du courrier estimée à 30% entre 2008 et 2015. Sauf qu'aux yeux des concernés, le rôle des facteurs ne se limite pas qu'à mettre une lettre dans une boîte. Comme Pascal, tous insistent sur leur mission "hors cadre" mais "essentielles" de lien avec la population. Notamment vis-à-vis des personnes âgées isolées, dont le passage du facteur est bien souvent le seul lien de la journée. "Parfois, ces gens-là vous attendent devant leur boîte aux lettres. Mais aujourd'hui, il est difficile de trouver le temps de s'arrêter pour échanger quelques mots", regrette-t-il. La faute au logiciel "Georoute", dont la mission est de suivre le facteur à la trace : "Le temps de travail des agents est cadencé, normé… Jusqu'au temps de séjour devant chaque boîte aux lettres".

Mais n'allez pas penser que La Poste a abandonné sa mission de service public de proximité… C'est juste qu'aujourd'hui, objectifs de rentabilité obligent, elle le facture. Proposant ainsi plusieurs nouveaux services comme le dispositif "Veiller sur mes parents" : le facteur passe rendre visite à vos aînés pour "maintenir le lien social", selon la brochure de l'entreprise, mais aussi pour un montant forfaitaire allant de 39,90 euros (une visite par semaine) à 139,90 euros par mois (six visites par semaine). "On monétise la relation", observe Pascal. Et avec le nouveau plan de la direction, les initiatives du genre pourraient se multiplier comme la création d'ores et déjà annoncée d'un service d'aide à la rédaction de sa déclaration d'impôt. les facteurs n'ont pas fini de multiplier les casquettes.

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