vendredi 20 avril 2018

Sous Macron, "la fracture sociale s'amplifie"


Entretien

Propos recueillis par Emmanuel Lévy

Pour Gaël Brustier, politologue et membre de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, le constat est cruel : la politique du gouvernement creuse l'écart entre la France des grandes métropoles et la France périphérique.

Vingt-trois ans après le slogan sur la fracture sociale qui avait porté Jacques Chirac au pouvoir et un an après son élection, Emmanuel Macron semble submergé par le ressentiment des classes populaires ?

Gaël Brustier : Les fractures françaises n'ont fait que croître depuis 1995. La très large victoire d'Emmanuel Macron en 2017 masque le creusement du fossé qui sépare les deux France. Comme Christophe Guilluy l'a mis en lumière, la France qui réussit, celle des métropoles pleinement intégrées dans la mondialisation, construit sa prospérité tandis que la France périphérique en paye le prix au travers de l'accentuation de la concurrence internationale, de la réduction des solidarités et des protections de l'Etat. A la clé : un chômage de masse, des salaires qui stagnent et un sentiment d'abandon. Ainsi, même si Emmanuel Macron a gagné en 2017 face à la candidate du Front national, la carte de la France périphérique est-elle aussi celle en négatif du vote en sa faveur. Au terme d'une année d'exercice, le constat est cruel : cette fracture sociale s'est amplifiée. Jamais l'écart entre les cadres et les classes populaires n'a été aussi élevé. Les premiers le plébiscitent à 65 % quand les seconds sont à peine plus du quart à lui faire confiance.


"Ses interventions donnent l'impression d'une présidence Wikipédia"
Cela vous étonne ?

Non. En France, comme d'ailleurs dans les sociétés occidentales, le vrai clivage politique se confond désormais avec cette disparité territoriale née de la métropolisation. On le voit avec la carte du vote pro-Brexit, ou, d'une certaine manière, aussi avec le vote Trump. A juste titre, les classes populaires se vivent comme les perdantes de ce nouvel équilibre, et elles réagissent en votant contre ceux qui s'en font les promoteurs. Pour faire simple, les « candidats Juncker », le patron de la Commission européenne. Même s'il adopte la posture gaulliste que lui offrent les institutions de la Ve République, Emmanuel Macron s'inscrit pleinement dans la continuité des politiques d'accompagnement de la globalisation. C'est-à-dire plus d'ouverture, plus de libéralisation, plus de dérégulation. Plutôt que d'une posture gaullienne, ses interventions donnent l'impression d'une présidence Wikipédia. Une sorte de concours permanent de culture générale, dont l'unique vainqueur serait évidemment l'unique candidat. 

Pourtant, le président tend la main aux territoires périphériques, notamment au travers du plan de revitalisation des centres-villes des petites aires urbaines. Ou encore via une politique scolaire volontariste en banlieue…

Il y a bien un plan de revitalisation des centres-villes, mais c'est une fiction. Lorsqu'il était ministre de l'Economie, Macron a ouvert les vannes du développement des zones commerciales périphériques. Comme l'a récemment montré Jean-Laurent Cassely, l'hypermarché, et son environnement de franchises, de Buffalo Grill à La Pataterie, a déjà largement redessiné l'espace de vie des Français. A la clé : toujours plus de kilomètres à parcourir tant pour les loisirs que pour aller au boulot, et une qualité de vie au travail comme en famille dégradée. Et ce alors même que, sous couvert écologique, les taxes sur le gazole explosent. Tous les efforts de communication n'y feront rien, les Français perçoivent cette injonction paradoxale. Tout comme ils ressentent que la réforme de la SNCF est aussi une dégradation de leur bien-être. 



Et sur la banlieue ?

Je vais laisser de côté les questions identitaires qui taraudent nos sociétés occidentales. Il y a deux questions qui travaillent Emmanuel Macron. Ne rien lâcher sur le protectionnisme, qu'il considère, à tort à mon sens, comme le mal absolu. Et sur le fait qu'il y a un sujet qui le sépare, lui le représentant de la gauche dite « libre », de la gauche statutaire, celle réactionnaire qui défend les cheminots : permettre à chaque jeune sans qualification d'être un chauffeur Uber. C'est caricatural au premier abord, mais c'est bien cela qui transparaît de son travail comme rapporteur de la commission dirigée par Jacques Attali sur la libération de la croissance. Sur le papier, ça promet. Donner du travail à ceux qui en sont privés et en sont loin. Sauf que, après presque dix ans, les chauffeurs sont fatigués. A 35 ans, on ne fait plus aussi volontiers ce que l'on faisait à 25 ans. Ils veulent des droits. Et, on l'a vu, il y a là une vraie révolte sociale. Tous ces jeunes, qui ne le sont plus à 35 ans après dix ans d'un travail harassant, ne sont pas des entrepreneurs ravis de bosser au Smic pour 50 heures de travail


Vous parlez de révolte, de creusement de la fracture sociale. Mais Emmanuel Macron semble plutôt confiant…

Pourquoi ne le serait-il pas ? S'il n'a pas su réconcilier les deux France, il a su le faire du bloc bourgeois, le bloc central, au sens de l'échiquier politique. Autour du petit noyau des grands gagnants de sa réforme fiscale se forme un agrégat de 30 % de la population française. Une sorte de giscardisme à l'envers. Valéry Giscard d'Estaing en rêvait, Macron l'a fait : unifier deux Français sur trois… mais contre lui. En face, ce bloc est scindé. Les deux autres parties, constituées de La France insoumise et du Front national, sont incapables de construire une majorité. Et elles-mêmes sont tiraillées en leur sein par l'opposition entre une composante identitaire et une autre souverainiste, pour faire simple. Si Jean-Luc Mélenchon a bien obtenu 7 millions de voix, il lui faudrait pouvoir s'étendre sur la question républicaine pour capter l'électorat populaire ouvrier, quand pour l'heure le bleu de travail vote plus volontiers pour le bleu Marine. Mais, avant l'échéance présidentielle, il y a les municipales. Et on perçoit bien les limites d'un parti sans militant, comme l'est La République en marche. C'est la ruée vers les postes électifs. A Dijon, il y a 15 candidats qui sortent du néant pour se disputer l'étiquette LREM. En attendant, Emmanuel Macron utilisera à fond les possibilités que lui offre la Ve République pour jouer sur la corde sensible patriotique, ce qui en France se confond en pratique avec la majesté de l'Etat. L'évacuation musclée de Notre-Dame-des-Landes s'inscrit dans cette stratégie. Paris vaut bien une ZAD.

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