En
rejetant le gouvernement Mouvement cinq étoiles-Ligue, le président de
la République italienne a choisi de s'en remettre à Bruxelles et aux
places financières plutôt qu'au choix des citoyens, aussi questionnable
soit-il. Quand l'Europe cessera-t-elle de décider de ce qui est bon pour
un pays, en faisant fi des scrutins ?
Vous
avez aimé la crise grecque de 2015 ? Vous adorerez la crise italienne
de 2018. On y retrouve les mêmes acteurs, avec les marchés à la
manœuvre, les eurocrates dans le rôle de gardiens du temple, et les
citoyens accusés d’avoir mal voté. En l’espèce, le peuple italien a eu
le front de donner une majorité à deux partis à qui on ne donnerait pas
le bon Dieu sans confession, mais qui entendent ne plus avaler les
préceptes de la pensée unique en vigueur dans les cercles dirigeants de
l’Union européenne. Enfer et damnation !
Le président de la
République italien, Sergio Mattarella, a donc refusé la composition du
gouvernement avec un argument massue : « Les incertitudes sur notre
maintien dans la zone euro ont inquiété les investisseurs italiens et
étrangers, mettant en danger l' épargne des entreprises et des ménages.
»
Savona, ennemi public
Exit
l'épisode eurocritique qui a conduit au succès de l'alliance improbable
entre le Mouvement cinq étoiles (M5S) et la Ligue. Nomination d'un
gouvernement dit « technique » (coutume italienne aussi vivace que la
pizza napolitaine ou le cappuccino) dirigé par Carlo Cottarelli, un
homme passé par la case « Fonds monétaire international », surnommé « M.
Austérité » ou « M. Ciseaux » (tout un programme). Ce dernier déclarait
voici peu dans les Echos, à propos du programme avancé par ceux auxquels il succède : « On n'a jamais vu la réussite d 'une telle politique dans aucun pays au monde. »
C'est
la ritournelle de tous ceux qui veulent que rien ne change. Or, les
leaders des deux partis susdits, quoi qu'on pense de leur pedigree
politique et de leur attachement à quelques principes démocratiques de
base, ont fait entendre une musique différente. C'est ce qui a assuré à
la fois leur succès populaire et leur rejet par les élites. Il est
symptomatique que le président de la République italienne n'ait émis
aucune réserve sur l'éthique douteuse de certains ministres proposés par
la Ligue, pourtant fortement teintés de dérives racistes et xénophobes,
comme il est de rigueur chez ce parti frère du FN. Non, l'arête restée
au travers de la gorge de Sergio Mattarella s'appelait Paolo Savona,
proposé au poste de ministre de l'Economie, assimilé à un Savonarole
antieuro bon pour le bûcher.
MATTARELLA N'A PAS TIQUÉ SUR L'ÉTHIQUE DOUTEUSE DE CERTAINS MEMBRES DE
LA LIGUE, AUX DÉRIVES RACISTES ET XÉNOPHOBES. MAIS UN MINISTRE DE
L'ÉCONOMIE QUI CRITIQUE LA MONNAIE UNIQUE ? NON !
L'homme n'est pourtant ni un boutefeu ni un dangereux bolchevik, pas
même un adepte du radicalisme style Mélenchon. A 81 ans, Paolo Savona a
derrière lui un parcours de bon aloi qui l'a mené au poste de directeur
général de la Banque d'Italie puis au sein d'un gouvernement italien
inodore et sans saveur dans les années 90, sans oublier un passage par
la Confindustria (le Medef italien) avec le titre de directeur général,
excusez du peu. Seulement voilà, comme nombre d'autres économistes,
Paolo Savona est arrivé à la conclusion que la monnaie unique n'est pas
un gage de fraternité et que l'Europe n'est pas un chemin bordé de
roses. Il pense même exactement le contraire, ce qui en fait l'ennemi
public numéro un dans les sphères dirigeantes.
Paolo Savona l'a écrit à sa manière, qui n'est pas forcément des plus nuancées. Pour lui, la monnaie unique est « un instrument d 'asservissement de l 'Europe par l'Allemagne ». Dans son autobiographie, qui vient d'être publiée, intitulée Comme un cauchemar et comme un rêve, il affirme qu'il « n'existe pas une Europe, mais une Allemagne entourée de pays craintifs ». Il poursuit, avec la délicatesse d'un Panzer : «
L'Allemagne n'a pas changé de vision sur son rôle en Europe depuis la
fin du fascisme. Elle a simplement abandonné l' idée de l'emporter
militairement. » S'il ne s'est jamais prononcé en faveur d'une
sortie de l'euro, il insiste depuis longtemps sur la nécessité de
préparer cette hypothèse et de revoir la logique de l'UE dans son
ensemble. Bref, Paolo Savona met les pieds dans le plat avarié d'une
construction européenne qui marche sur la tête.
Pour les
puissances d'argent comme pour les tenants de l'ordre établi, c'est de
la nitroglycérine. Les vainqueurs des dernières élections avaient
pourtant mis de l'eau dans leur chianti, en prenant soin de préciser
qu'ils ne demandaient pas la sortie de l'Italie de la zone euro. Il
n'empêche. Le simple fait de vouloir nommer un ministre n'ayant pas pour
Angela Merkel les yeux de Chimène pour Rodrigue a été immédiatement
interprété comme une déclaration de guerre. Paolo Savona a donc été
renvoyé à ses études, ses écritures et sa préretraite, en application du
précepte chanté jadis par Guy Béart : « Le premier qui dit la vérité,/Il doit être exécuté. »
Cajoler l'Allemagne
Cette
page tournée, il ne restait plus qu'à s'asseoir sur le suffrage
universel et à nommer à la tête du gouvernement le contraire même de
Paolo Savona, le fameux Carlo Cottarelli, un économiste propre sur lui,
courtois avec les marchés, gentil avec l'Allemagne, nullement révolté
par cette machine folle qu'est l'euro. C'est avec ce genre de méthodes
qu'on fait le jeu des pires extrémistes et qu'on a réussi à transformer
un peuple italien europhile en une avant-garde d'europhobes.
Le
sieur Cottarelli n'est pas sans rappeler quelques-uns de ses
prédécesseurs, sortis du moule italien de la bien-pensance et fort
appréciés dans les milieux financiers. On pense notamment à Mario
Draghi, président de la Banque centrale européenne après être passé par
la banque Goldman Sachs, ou à Mario Monti, ex-président du Conseil,
également recruté par une banque au-dessus de tout soupçon qui avait
aidé la Grèce à truquer ses comptes pour entrer dans l'Europe. A Rome
comme ailleurs, on aime le (non-) changement dans la continuité.
Avant
même la nomination refusée de Paolo Savona, les carottes étaient
cuites. Il avait suffi que le couple M5S-Ligue affirme son intention de
sortir du carcan imposé par Bruxelles pour être voué aux gémonies. On
avait immédiatement entendu les mêmes commentaires sur le programme « irresponsable » de
l'attelage italien, étant entendu que les directives venues de
Bruxelles, qui ont mis l'Europe dans la situation que l'on sait, sont un
modèle de responsabilité, de cohérence et d'efficacité. Au lendemain du
scrutin italien, le Monde faisait un parallèle avec la crise grecque, en écrivant : «
Qu'en serait-il de l'Italie, troisième puissance économique de l'UE ?
Le reste de l'UE n'aurait tout simplement pas les moyens […] de la faire “plier” aussi brutalement que la Grèce. » C'est le débat à la schlague.
Et
si l'on sortait enfin de cette vision de caserne qui provoque un rejet
croissant ? A chaque fois que l'on a consulté les peuples d'Europe sur
l'UE, ces dernières années, les eurobéats ont été battus à plate
couture. Il n'y a pas de quoi s'en réjouir puisque, la plupart du temps,
des forces aventuristes ou proches de l'extrême droite ont profité de
la situation. Mais au moins pourrait-on s'interroger sur ce jeu de
massacre plutôt que de nous resservir l'énième version de l'Europe qui
protège, de l'Europe qui est une chance pour la planète, ou de la
nécessaire urgence d'étendre les prérogatives de l'Union européenne pour
mieux la sauver, à la manière de ceux qui disait qu'il fallait plus de
communisme pour sauver le communisme.
ON NOUS RESSERT UNE ÉNIÈME VERSION DE LA NÉCESSAIRE URGENCE D'ÉTENDRE
LES PRÉROGATIVES DE L'UNION EUROPÉENNE POUR MIEUX LA SAUVER.
La faute aux citoyens
Quoi
qu'en disent certains, ce n'est pas l'Europe qui est malade de l'Italie :
c'est l'Italie qui est malade de l'Europe des marchés. Or, comme à
chaque fois que l'UE tremble sur ses bases, les défenseurs de la pensée
unique sonnent la charge idéologique, empêchant tout débat susceptible
de dégager les réponses qui permettraient de sauver le projet européen
du désastre annoncé.
A chaque nouveau soubresaut, ceux qui ne
votent pas comme il faut sont renvoyés à leurs études. Les citoyens sont
systématiquement accusés de ne rien avoir compris, se retrouvant face
aux professeurs de la leçon européenne comme un lycéen face à
Parcoursup. Le meilleur résumé de cette situation a été administré par
Jean-Claude Juncker, actuel président de la Commission européenne, dans le Figaro, en janvier 2015 : «
Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités
européens. On ne peut pas sortir de l 'euro sans sortir de l 'Union
européenne. » Dans ce cas, autant interdire les élections, demander
aux citoyens de rester chez eux et confier aux eurocrates le soin de
gérer les affaires courantes.
Rafraîchissons la mémoire de ceux
qui ont déjà tout oublié. En 1992, les Danois ont voté contre le traité
de Maastricht : ils ont été obligés de retourner aux urnes. En 2001, les
Irlandais ont voté contre le traité de Nice : ils ont été obligés de
retourner aux urnes. En 2005, les Français et les Néerlandais ont voté
contre le traité constitutionnel européen (TCE) : celui-ci leur a été
imposé sous le nom de traité de Lisbonne. En 2008, les Irlandais ont
voté contre le traité de Lisbonne : ils ont été obligés de revoter. En
2015, les Grecs ont voté à 61,3 % contre le plan d'amaigrissement de
Bruxelles… qui leur a été quand même infligé.
Nous voilà en 2018
avec l'épisode italien de cette dramatique histoire, avec la même cécité
des élites, la même arrogance des marchés et le même mépris pour la
volonté populaire. Qui aura le courage de tirer la sonnette d'alarme ?
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