mercredi 6 juin 2018

Europe : les marchés contre les peuples

Par Jack Dion


En rejetant le gouvernement Mouvement cinq étoiles-Ligue, le président de la République italienne a choisi de s'en remettre à Bruxelles et aux places financières plutôt qu'au choix des citoyens, aussi questionnable soit-il. Quand l'Europe cessera-t-elle de décider de ce qui est bon pour un pays, en faisant fi des scrutins ?

Vous avez aimé la crise grecque de 2015 ? Vous adorerez la crise italienne de 2018. On y retrouve les mêmes acteurs, avec les marchés à la manœuvre, les eurocrates dans le rôle de gardiens du temple, et les citoyens accusés d’avoir mal voté. En l’espèce, le peuple italien a eu le front de donner une majorité à deux partis à qui on ne donnerait pas le bon Dieu sans confession, mais qui entendent ne plus avaler les préceptes de la pensée unique en vigueur dans les cercles dirigeants de l’Union européenne. Enfer et damnation !
Le président de la République italien, Sergio Mattarella, a donc refusé la composition du gouvernement avec un argument massue : « Les incertitudes sur notre maintien dans la zone euro ont inquiété les investisseurs italiens et étrangers, mettant en danger l' épargne des entreprises et des ménages. »

 

Savona, ennemi public

 

Exit l'épisode eurocritique qui a conduit au succès de l'alliance improbable entre le Mouvement cinq étoiles (M5S) et la Ligue. Nomination d'un gouvernement dit « technique » (coutume italienne aussi vivace que la pizza napolitaine ou le cappuccino) dirigé par Carlo Cottarelli, un homme passé par la case « Fonds monétaire international », surnommé « M. Austérité » ou « M. Ciseaux » (tout un programme). Ce dernier déclarait voici peu dans les Echos, à propos du programme avancé par ceux auxquels il succède : « On n'a jamais vu la réussite d 'une telle politique dans aucun pays au monde. »
C'est la ritournelle de tous ceux qui veulent que rien ne change. Or, les leaders des deux partis susdits, quoi qu'on pense de leur pedigree politique et de leur attachement à quelques principes démocratiques de base, ont fait entendre une musique différente. C'est ce qui a assuré à la fois leur succès populaire et leur rejet par les élites. Il est symptomatique que le président de la République italienne n'ait émis aucune réserve sur l'éthique douteuse de certains ministres proposés par la Ligue, pourtant fortement teintés de dérives racistes et xénophobes, comme il est de rigueur chez ce parti frère du FN. Non, l'arête restée au travers de la gorge de Sergio Mattarella s'appelait Paolo Savona, proposé au poste de ministre de l'Economie, assimilé à un Savonarole antieuro bon pour le bûcher.

MATTARELLA N'A PAS TIQUÉ SUR L'ÉTHIQUE DOUTEUSE DE CERTAINS MEMBRES DE LA LIGUE, AUX DÉRIVES RACISTES ET XÉNOPHOBES. MAIS UN MINISTRE DE L'ÉCONOMIE QUI CRITIQUE LA MONNAIE UNIQUE ? NON !


L'homme n'est pourtant ni un boutefeu ni un dangereux bolchevik, pas même un adepte du radicalisme style Mélenchon. A 81 ans, Paolo Savona a derrière lui un parcours de bon aloi qui l'a mené au poste de directeur général de la Banque d'Italie puis au sein d'un gouvernement italien inodore et sans saveur dans les années 90, sans oublier un passage par la Confindustria (le Medef italien) avec le titre de directeur général, excusez du peu. Seulement voilà, comme nombre d'autres économistes, Paolo Savona est arrivé à la conclusion que la monnaie unique n'est pas un gage de fraternité et que l'Europe n'est pas un chemin bordé de roses. Il pense même exactement le contraire, ce qui en fait l'ennemi public numéro un dans les sphères dirigeantes.
Paolo Savona l'a écrit à sa manière, qui n'est pas forcément des plus nuancées. Pour lui, la monnaie unique est « un instrument d 'asservissement de l 'Europe par l'Allemagne ». Dans son autobiographie, qui vient d'être publiée, intitulée Comme un cauchemar et comme un rêve, il affirme qu'il « n'existe pas une Europe, mais une Allemagne entourée de pays craintifs ». Il poursuit, avec la délicatesse d'un Panzer : « L'Allemagne n'a pas changé de vision sur son rôle en Europe depuis la fin du fascisme. Elle a simplement abandonné l' idée de l'emporter militairement. » S'il ne s'est jamais prononcé en faveur d'une sortie de l'euro, il insiste depuis longtemps sur la nécessité de préparer cette hypothèse et de revoir la logique de l'UE dans son ensemble. Bref, Paolo Savona met les pieds dans le plat avarié d'une construction européenne qui marche sur la tête.
Pour les puissances d'argent comme pour les tenants de l'ordre établi, c'est de la nitroglycérine. Les vainqueurs des dernières élections avaient pourtant mis de l'eau dans leur chianti, en prenant soin de préciser qu'ils ne demandaient pas la sortie de l'Italie de la zone euro. Il n'empêche. Le simple fait de vouloir nommer un ministre n'ayant pas pour Angela Merkel les yeux de Chimène pour Rodrigue a été immédiatement interprété comme une déclaration de guerre. Paolo Savona a donc été renvoyé à ses études, ses écritures et sa préretraite, en application du précepte chanté jadis par Guy Béart : « Le premier qui dit la vérité,/Il doit être exécuté. »

Cajoler l'Allemagne

 

Cette page tournée, il ne restait plus qu'à s'asseoir sur le suffrage universel et à nommer à la tête du gouvernement le contraire même de Paolo Savona, le fameux Carlo Cottarelli, un économiste propre sur lui, courtois avec les marchés, gentil avec l'Allemagne, nullement révolté par cette machine folle qu'est l'euro. C'est avec ce genre de méthodes qu'on fait le jeu des pires extrémistes et qu'on a réussi à transformer un peuple italien europhile en une avant-garde d'europhobes.
Le sieur Cottarelli n'est pas sans rappeler quelques-uns de ses prédécesseurs, sortis du moule italien de la bien-pensance et fort appréciés dans les milieux financiers. On pense notamment à Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne après être passé par la banque Goldman Sachs, ou à Mario Monti, ex-président du Conseil, également recruté par une banque au-dessus de tout soupçon qui avait aidé la Grèce à truquer ses comptes pour entrer dans l'Europe. A Rome comme ailleurs, on aime le (non-) changement dans la continuité.
Avant même la nomination refusée de Paolo Savona, les carottes étaient cuites. Il avait suffi que le couple M5S-Ligue affirme son intention de sortir du carcan imposé par Bruxelles pour être voué aux gémonies. On avait immédiatement entendu les mêmes commentaires sur le programme « irresponsable » de l'attelage italien, étant entendu que les directives venues de Bruxelles, qui ont mis l'Europe dans la situation que l'on sait, sont un modèle de responsabilité, de cohérence et d'efficacité. Au lendemain du scrutin italien, le Monde faisait un parallèle avec la crise grecque, en écrivant : « Qu'en serait-il de l'Italie, troisième puissance économique de l'UE ? Le reste de l'UE n'aurait tout simplement pas les moyens […] de la faire “plier” aussi brutalement que la Grèce. » C'est le débat à la schlague.
Et si l'on sortait enfin de cette vision de caserne qui provoque un rejet croissant ? A chaque fois que l'on a consulté les peuples d'Europe sur l'UE, ces dernières années, les eurobéats ont été battus à plate couture. Il n'y a pas de quoi s'en réjouir puisque, la plupart du temps, des forces aventuristes ou proches de l'extrême droite ont profité de la situation. Mais au moins pourrait-on s'interroger sur ce jeu de massacre plutôt que de nous resservir l'énième version de l'Europe qui protège, de l'Europe qui est une chance pour la planète, ou de la nécessaire urgence d'étendre les prérogatives de l'Union européenne pour mieux la sauver, à la manière de ceux qui disait qu'il fallait plus de communisme pour sauver le communisme.

ON NOUS RESSERT UNE ÉNIÈME VERSION DE LA NÉCESSAIRE URGENCE D'ÉTENDRE LES PRÉROGATIVES DE L'UNION EUROPÉENNE POUR MIEUX LA SAUVER.

La faute aux citoyens

 

Quoi qu'en disent certains, ce n'est pas l'Europe qui est malade de l'Italie : c'est l'Italie qui est malade de l'Europe des marchés. Or, comme à chaque fois que l'UE tremble sur ses bases, les défenseurs de la pensée unique sonnent la charge idéologique, empêchant tout débat susceptible de dégager les réponses qui permettraient de sauver le projet européen du désastre annoncé.
A chaque nouveau soubresaut, ceux qui ne votent pas comme il faut sont renvoyés à leurs études. Les citoyens sont systématiquement accusés de ne rien avoir compris, se retrouvant face aux professeurs de la leçon européenne comme un lycéen face à Parcoursup. Le meilleur résumé de cette situation a été administré par Jean-Claude Juncker, actuel président de la Commission européenne, dans le Figaro, en janvier 2015 : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens. On ne peut pas sortir de l 'euro sans sortir de l 'Union européenne. » Dans ce cas, autant interdire les élections, demander aux citoyens de rester chez eux et confier aux eurocrates le soin de gérer les affaires courantes.
Rafraîchissons la mémoire de ceux qui ont déjà tout oublié. En 1992, les Danois ont voté contre le traité de Maastricht : ils ont été obligés de retourner aux urnes. En 2001, les Irlandais ont voté contre le traité de Nice : ils ont été obligés de retourner aux urnes. En 2005, les Français et les Néerlandais ont voté contre le traité constitutionnel européen (TCE) : celui-ci leur a été imposé sous le nom de traité de Lisbonne. En 2008, les Irlandais ont voté contre le traité de Lisbonne : ils ont été obligés de revoter. En 2015, les Grecs ont voté à 61,3 % contre le plan d'amaigrissement de Bruxelles… qui leur a été quand même infligé.
Nous voilà en 2018 avec l'épisode italien de cette dramatique histoire, avec la même cécité des élites, la même arrogance des marchés et le même mépris pour la volonté populaire. Qui aura le courage de tirer la sonnette d'alarme ?

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