jeudi 25 janvier 2018

Affaire Lactalis : les inavouables secrets d'Emmanuel Besnier

Empêtré dans l'affaire du lait pour nourrissons contaminé par la salmonelle, le patron mutique de Lactalis s'est exprimé pour la première fois dans “le JDD”. Ce scandale sanitaire révèle l'étrange fonctionnement d'un empire où tous les coups sont permis.
C'est comme si Emmanuel Besnier nous rejouait la célèbre pub pour le roquefort diffusée dans les années Giscard. Le nez dans l'assiette, un gamin boudeur ne décoche pas un mot à ses parents qui l'assaillent de questions pendant le repas : « Et l'école, ça va, l'école ? » ; « Il est content de voir son papa ? » Silence du blondinet. Jusqu'à ce que sa mère lui tende une tartine de fromage. « C'est bon, le roquefort ! s'exclame le chérubin. « Mais il parle ! s'époustoufle Madame. Pourquoi tu disais jamais rien ? » Le fiston, la bouche pleine : « Parce que j'avais rien d' intéressant à dire. »
Mais il parle ! Jusqu'ici, Emmanuel Besnier n'avait peut-être rien d'intéressant à dire. Le 14 janvier, le patron mutique de Lactalis « sort du silence » en une du JDD : deux pages d'interview. Une première. La révolution dans l'empire de l'omerta, ses 250 usines, ses 75 000 salariés, présent dans 50 pays. Et en plus il se montre ! Dix ans que l'invisible PDG n'avait dévoilé son visage. Costume sombre, cravate beige et regard sévère, Emmanuel Besnier se prête à l'exercice qu'il honnit. Il a fallu un scandale sanitaire - la contamination à la salmonelle du lait pour nourrissons - pour qu'il sorte de sa discrétion légendaire. Il a fallu l'injonction du ministre de l'Economie, Bruno Le Maire -« Lactalis a gravement failli » -, les errements des géants de la distribution (Leclerc, Carrefour, Auchan, Système U…) qui ont écoulé une partie de leurs stocks douteux, les plaintes des familles de la trentaine de bébés contaminés pour « mise en danger de la vie d'autrui », et la fragilisation de son groupe tentaculaire (17,3 milliards d'euros de chiffre d'affaires), pour que le milliardaire daigne réagir en personne. « Nous indemniserons toutes les victimes », a tenté de rassurer le PDG, sans préciser le montant.
LA DIRECTION AURAIT ÉTÉ AU COURANT,
DEPUIS AOÛT 2017, DE LA PRÉSENCE DE SALMONELLES DANS SON UNITÉ DE CRAON.
« Nous considérons qu' il n'y a pas eu de manquement de notre part sur les procédures », a-t-il ajouté. Interrogé sur les raisons pour lesquelles des lots incriminés ont pu être distribués dans les hypermarchés ou les pharmacies malgré trois rappels, le patron du géant laitier n'apporte aucune explication : « Tout le monde est mobilisé pour comprendre ce qui s'est passé. Il y a peut-être eu des erreurs humaines. »

NI EXCUSES NI MEA CULPA

Sur le fond de l'affaire - comment l'usine de Craon (Mayenne) a-telle pu être infectée par des bactéries ? -, il invoque la piste de travaux effectués sur le site : « Croyez-moi, nous cherchons activement à comprendre. C'est mon obsession. »
Pas un mot d'excuse, ni de sincère mea culpa. Pas le genre de la maison : « Il n'y aura jamais de risque zéro », prévient le boss du lactose. Le scandale Lactalis lève le voile sur l'étrange fonctionnement du groupe mondial aux marques ultra-connues des ménages (Président, Lactel, Bridel, roquefort Société, Salakis… ). Une communication de crise moyenâgeuse. Un management à la papa. Des comptes planqués - l'entreprise préfère payer des amendes plutôt que de publier ses résultats. Une dynastie hyperfriquée (8e fortune de France, selon Forbes ) retranchée dans son fief de Laval où le petit-fils du fondateur protège farouchement son domaine. Emmanuel Besnier n'a pas hésité à porter plainte contre « Envoyé spécial » qui a osé filmer depuis un ULM sa résidence, le château du Vallon, à Entrammes.
De sa vie privée ne filtre que quelques bribes : il a 47 ans, on le sait marié avec la fille d'un industriel du coin, père de trois enfants. La famille Besnier passe les vacances d'hiver dans son chalet de Courchevel et celles d'été dans sa propriété de l'île de Ré. Le patron le plus mystérieux de France voyage incognito dans le TGV Laval-Paris. Il assiste incognito aux matchs de foot du club mayennais sponsorisé par Lactalis dans une loge privée aux vitres teintées, comme le rapporte la rumeur locale. Il déjeune incognito au bistrot de Paris, à Laval, dans un salon privé. Et lorsque Bruno Le Maire le convoque à Bercy, le 13 janvier, pour un entretien de trente minutes, il négocie un accès sécurisé, à l'abri des regards. Et ne comptez pas sur ceux qui l'ont côtoyé - syndicalistes, élus, ancien directeur -, pour vous lâcher des indiscrétions. « Je n'ai rien à vous dire », évacuait Marcel Urion, DG du groupe de 1987 à 1992, qui fut pourtant le conteur officiel de la saga Lactalis et que nous avions joint à l'occasion d'un portrait du milliardaire en septembre 2016. Même gêne chez un ex-délégué syndical : « Vous comprendrez qu' il m'est difficile d'aborder ce sujet, car c'est l'omerta la plus complète sur cette entreprise. »
Chez les Besnier, le gène de la discrétion se transmet de père en fils, jusqu'à la paranoïa. Emmanuel l'a hérité du grand-père André, parti de rien, qui a monté en 1933 sa fromagerie dans un petit local de la rue d'Avesnières ; et de son père Michel qui a racheté des marques à tout-va et donné une envergure internationale à la petite entreprise originelle. Allergique aux mondanités, avare en interviews, cet entrepreneur vorace surnommé « l'ogre de Laval » n'avait qu'une devise : « Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien ». Un aphorisme de saint Vincent de Paul que le troisième du nom assume au plus fort de la tempête sanitaire. « Ma famille a grandi dans une culture de la simplicité et de la discrétion, c'est aussi un peu la mentalité de notre région, confie-t-il au JDD. Ici, dans la Mayenne, c'est vrai, c'est le travail d 'abord, la parole après. Je passe mes journées dans l'entreprise auprès de mes équipes. C'est vrai, je ne suis pas d 'une nature expansive. »

SAUVER L'IMAGE DU GROUPE

Si le président des camemberts Président n'est pas expansif, ses pratiques sont expéditives, et ce n'est pas la première fois que son groupe est épinglé : vente de mozzarella périmée en 2008, entente sur les prix avec le « cartel du yaourt » en 2015, et plus récemment, à l'été 2017, pollution d'une rivière par des rejets de résidus de lactose provenant de l'usine de Retiers (Ille-et-Vilaine). Un accident industriel qui a asphyxié des milliers de poissons. Décelée le 18 août, cette catastrophe n'a été communiquée que quatre jours plus tard aux autorités. Surtout ne rien révéler qui entacherait l'image du groupe. Une habitude maison réitérée lors du scandale du lait pour nourrissons. Selon les révélations du Canard enchaîné, la direction aurait été au courant, depuis plusieurs mois, de la présence de salmonelles dans son unité de Craon. Des traces sur du petit matériel d'entretien et du carrelage confirmées par deux contrôles internes, en août puis en novembre 2017. Mais non divulgués aux pouvoirs publics.
Quand, en septembre, l'inspection sanitaire fait une descente de routine, les dirigeants se gardent bien de l'informer. Résultat : les experts ne décèlent rien de suspect, car ils n'ont pas fouiné au bon endroit. Il faudra attendre décembre - et un nombre inquiétant de salmonelles chez des bébés biberonnés au Lactalis - pour que l'Etat intervienne et réclame le retrait des boîtes. Bercy, qui a diligenté sa propre enquête, vient de découvrir que l'une des colonnes de séchage où le liquide est transformé en poudre est infectée de bactéries. Pris la main dans le bidon de lait frelaté, Emmanuel Besnier ne flanche pas. Il tergiverse avec le ministre de l'Economie, qui lui impose de retirer ses lots étiquetés à compter de février 2017 au lieu de mai, comme l'industriel le réclamait.
“IL A LE POUVOIR DE DICTER SA LOI
ET NE SUPPORTE PAS QU'ON LUI RÉSISTE.”
PHILIPPE MARQUET, CONFÉDÉRATION PAYSANNE
Pas de scrupule chez les Besnier. Tout est bon pour décrocher et conforter leur place de leader. Et gare à ceux qui résistent. Papa Michel excellait déjà dans l'art de briser tout ce qui peut entraver son expansion. Comme en 1982, lorsqu'il envoie un commando d'anciens paras récupérer un stock de camemberts saisi par les salariés en grève. C'est dire son goût pour la négociation… Père et fils - Emmanuel prend la tête du groupe à 29 ans, à la mort de Michel, en 2000 - ne s'embarrassent guère d'éthique quand il faut faire du profit. Ni de la loi… En 1998, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGC-CRF) découvre que, pour gonfler sa production à moindres frais et rendre son produit conforme aux exigences européennes, l'industriel a dilué son lait avec l'eau qui a servi à rincer les tuyaux, ou du « perméat », un résidu de la fabrication des fromages. Une pratique illicite que les responsables de l'entreprise ont camouflée en falsifiant les pièces comptables.
Une fraude à grande échelle qui vaudra à l'ex-DG Marcel Urion, six mois de prison avec sursis, 37 000 € d'amende et 850 000 € de dommages et intérêts à verser aux parties civiles. En 1999, cette fois, c'est le directeur des abattoirs Tendriade, à Châteaubriant, filiale à 100 % du groupe, qui doit payer 30 000 F d'amende (4 580 € environ). Il est accusé d'avoir commercialisé plusieurs centaines de kilogrammes de pièces de veau, en falsifiant les dates de fabrication et les dates limites d'utilisation de certains morceaux. Rebelote en 2000. Lactalis est condamné à payer 200 000 F (30 700 €) pour « fraude sur le lait et publicité mensongère » : du comté a été fabriqué à partir de lait non conforme aux exigences de l'appellation d'origine contrôlée.

SANS PITIÉ

Quand le groupe n'est pas accusé de fraude, c'est lui qui lance des accusations bidons contre ses concurrents ! En 2008, au plus fort de la guerre des camemberts, le fiston Besnier attaque la fromagerie Réaux : celle-là vendrait des fromages au lait cru contaminés par la listeria monocytogène, une bactérie mortelle. Du pipeau. En affaires, Emmanuel Besnier est sans pitié.
« Il n'a pas une très haute estime du monde agricole. Il a le pouvoir de dicter sa loi et ne supporte pas qu'on lui résiste », confiait Philippe Marquet en 2016. L'ex-secrétaire général de la Confédération paysanne de la Loire racontait alors à Marianne comment le groupe l'avait traîné - en vain - devant le tribunal pour avoir participé au blocage d'une usine du groupe. Profitant de son monopole, Lactalis représente le grand méchant loup pour les petits producteurs à qui il impose des cours intenables (0,35 € le litre de lait) qui les tuent à petit feu. Et malheur à celui qui dénoncerait publiquement ces pratiques. Cinq éleveurs de Maine-et-Loire ont vu leur contrat résilié. Leur grande faute : ils ont témoigné dans le reportage d'« Envoyé spécial », diffusé sur France 2 en octobre 2016, intitulé « Lactalis : le beurre et l'argent du beurre ».
Tout contrôler : ses tarifs, ses concurrents, ses producteurs… Jusqu'à sa biographie officielle verrouillée et aussi relevée qu'un yaourt à 0 %. Il y a dix ans, Emmanuel Besnier confiait à une historienne journaliste le soin de retracer la success story à la française de sa tribu. Une fable où l'on apprend qu'il fait un « métier formidable » : il est « laitier ». Qu'il est « passionné de fromage » et que « l'amour de l'entreprise lui vient des produits », Le camembert pasteurisé, la feta sous vide et le cheddar pour hamburger… « C'est en dégustant les produits de la maison, à chaque repas, depuis son plus jeune âge, q u' [il] a pris conscience petit à petit du travail de son père, qui allait un jour devenir le sien. » Le milliardaire caresse l'espoir qu'un jour l'un de ses enfants sera à son tour « fromager ».

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