lundi 8 janvier 2018

Hold-up social : comment le droit du travail a été démantelé en Europe, sans aucun bénéfice sur l'emploi et les gens - Basta !

par 
 , Harald Schumann



L’Allemagne, la Grèce, l’Italie, la Roumanie, ou encore l’Espagne... Et maintenant la France. Ces dix dernières années, la plupart des pays de l’Union européenne ont subi de profondes réformes du droit du travail. Officiellement, au nom de la lutte contre le chômage. Mais les études réalisées depuis, y compris par les institutions les plus libérales, sont unanimes : leur impact sur l’emploi a été minime. En revanche, ces politiques se sont traduites par une explosion de la précarité et une baisse des rémunérations pour les salariés. Basta !, en collaboration avec les journalistes d’Investigate Europe, vous propose une enquête grand format sur le hold-up des « réformes structurelles ».
La misère de l’emploi précaire a de nombreux visages. Elle peut prendre la forme de contrats de travail sans assurance maladie ni protection sociale. Il peut s’agir de temps partiels qui n’apportent pas un revenu suffisant pour vivre. Ceux et celles que cette misère affecte en sont aussi réduits à s’accrocher à un contrat temporaire après l’autre, ou sont contraints de gagner leur vie en tant qu’auto-entrepreneurs fictifs ou travailleurs prétendument indépendants. Les méthodes varient selon les législations nationales de chaque pays, mais le résultat est toujours le même : des millions d’Européens doivent se contenter d’emplois précaires et mal payés, qui ne leur offrent aucune perspective. Et le phénomène continue de s’étendre.
Le président français Emmanuel Macron souhaite renforcer cette tendance. Dans sa dernière réforme, son gouvernement a par exemple autorisé les employeurs à embaucher des travailleurs pour des projets ponctuels, avec des contrats qui prendront automatiquement fin à l’issue de leur réalisation. Dans le même temps, les accords collectifs nationaux, qui offraient jusqu’ici des protections importantes aux salariés, ont vu leur rôle fortement affaibli.

Un jeune européen sur deux en contrat précaire

Tout ceci à un moment où l’économie européenne se porte un peu mieux qu’elle ne l’a fait depuis dix ans. Dans la seule zone euro, 5,5 millions de personnes ont trouvé un nouvel emploi depuis la fin 2012. Mais selon les données collectées par Eurostat, l’agence de statistiques de l’Union européenne, 4 de ces nouveaux emplois sur 5 sont temporaires ou à temps partiel. Dans leur majorité, ils sont mal rémunérés. Pourtant, les deux tiers des personnes concernées souhaiteraient un emploi permanent à temps plein, comme le confirme la Commission européenne dans son dernier rapport sur le marché du travail dans l’UE. Conclusion du département recherche de la banque américaine Merrill Lynch elle-même : la supposée prospérité actuelle de l’Europe est « de mauvaise qualité ».
Les jeunes en sont de loin les premières victimes. Près de la moitié des travailleurs âgés de moins de 25 ans sont en contrat temporaire. En Espagne, ce chiffre dépasse les 70%. « C’est extrêmement problématique, reconnaît Marianne Thyssen, commissaire européenne à l’Emploi et aux Affaires sociales. Ils ne peuvent quitter la maison de leurs parents, acheter un logement, faire des projets. Cela affaiblit l’économie toute entière », avertit cette femme politique conservatrice belge. « Les gens qui sont en emploi précaire n’investissent pas dans leurs compétences, et leurs employeurs non plus, explique-t-elle. Plus les emplois sont précaires, moins l’économie est productive. »
Un diagnostic partagé par d’éminents économistes. « Toutes ces formes non-sécurisées d’emploi sont extrêmement coûteuses, à la fois pour les personnes concernées et pour la société dans son ensemble », explique par exemple Olivier Blanchard, longtemps économiste en chef au Fonds monétaire international (FMI).

Des dirigeants européens obsédés par la flexibilité

Mais pourquoi l’emploi précaire atteint-il de tels niveaux ? Que faire pour inverser la tendance ? Dans leur entreprise de dérégulation des marchés du travail, les gouvernements européens et la Commission se sont basés depuis des années sur des hypothèses et des théories qui se sont révélées fausses et irréalistes. Les commissaires et les ministres nationaux en charge de l’économie ont systématiquement cherché à démanteler ou affaiblir les accords sociaux collectifs, combattu les syndicats et, ce faisant, favorisé les inégalités et l’insécurité au travail. Les pays de l’Union européenne sont aujourd’hui pris dans une course au moins-disant en ce qui concerne les salaires et les droits des salariés, rendant toute réponse au seul niveau national encore plus difficile.
Le mot-clé qui résume ces développements est la « flexibilité », explique le syndicaliste français Thiébaut Weber, un économiste chargé de suivre ces questions au sein de la Confédération européenne des syndicats (CES). Les dirigeants européens sont « obsédés par l’idée que le marché du travail est un marché comme les autres et qu’il doit être rendu aussi flexible que possible », précise-t-il. Ce qui signifie permettre aux entreprises d’employer leurs salariés à leur propre discrétion, selon les conditions du marché, et au coût le plus bas possible. En d’autres termes, les employés sont les perdants. Selon Thiébaut Weber, les politiques sociales suivent le même principe à travers toute l’Europe, et « la précarité en est le résultat logique ».

451 réformes du droit du travail en dix ans

De fait, le droit du travail des pays de l’Union européenne a connu une vague de dérégulation depuis deux décennies, qui ne semble pas prête de s’arrêter. L’Organisation internationale du travail (OIT) a recensé, dans les pays dits « développés » et notamment dans l’UE, 451 réformes du droit du travail depuis l’année 2008. La plupart de ces réformes structurelles, comme elles sont appelées dans le jargon des économistes, suivent la même recette : si les travailleurs sont suffisamment flexibles et bon marché, alors les entreprises créent de l’emploi, le chômage baisse, et l’économie croît.
Telle est également la logique sous-jacente à l’« Agenda 2010 » mis en œuvre par l’ancien chancelier fédéral allemand Gerhard Schröder pour casser les prétendues « structures ossifiées » du marché du travail. Les emplois temporaires ont été « libérés des contraintes bureaucratiques » et la limitation de ces contrats temporaires dans les start-ups allongée à quatre ans. Les « mini jobs » et les emplois à bas salaire ont bénéficié d’un traitement fiscal de faveur, et les chômeurs ont été contraints d’accepter n’importe quelle offre d’emploi, aussi mal payée soit-elle. En parallèle, un grand nombre d’entreprises ont choisi de s’exempter des accords salariaux collectifs et de recourir à des travailleurs temporaires, contractualisés ou à temps partiel, pour réduire leurs coûts salariaux.

Le tableau catastrophique de l’emploi allemand

Aujourd’hui encore, ces réformes sont considérées dans l’Europe entière comme une réussite incontestée. Le taux de chômage allemand est tombé au plus bas depuis la réunification (2,5 millions d’Allemands seraient au chômage mais plus de 7 millions occupent un emploi à bas salaire, lire notre article ici). Les hommes politiques des autres pays se plaisent à évoquer le modèle allemand lorsqu’ils veulent déréguler un peu plus le marché du travail national. La chancelière Angela Merkel a elle aussi l’habitude de chanter les louanges des « réformes » allemandes. Ce n’est que grâce à ces réformes que l’Allemagne « a pu distancer la France », a-t-elle affirmé en mai 2017.


Pourtant, le mythe du miracle allemand de l’emploi est trompeur. Certes, le nombre de personnes actives a augmenté de plus de 10 % entre 2003 et fin 2016, passant de 39 à 43 millions. Mais ce résultat n’a été atteint que par le remplacement d’emplois à temps plein par des temps partiels et des mini jobs. En réalité, le nombre d’heures travaillées n’a pas du tout augmenté jusqu’en 2010 ; le travail a seulement été réparti entre davantage de personnes. En outre, depuis 2011, le nombre d’heures travaillées a augmenté beaucoup plus lentement que l’emploi, et reste en deçà du niveau du début des années 90.
Résultat : en 2016, 4,8 millions de personnes en Allemagne vivaient exclusivement de « mini jobs ». Et 1,5 million de personnes supplémentaires occupent des emplois à temps partiel imposé. Sans oublier environ un million d’employés temporaires ou intérimaires, et plus de deux millions de personnes auto-employées, dont la plupart n’a pas assez de travail.

Une « armée de sous-employés à temps partiel »

L’« armée industrielle de réserve » constituée par les chômeurs, d’après la célèbre expression forgée par Karl Marx, « n’a vu sa taille réduite qu’au prix de la croissance d’une armée de réserve de sous-employés à temps partiel ou de sur-employés qui doivent jongler entre plusieurs emplois pour survivre ». C’est ainsi que le sociologue et économiste Oliver Nachtwey, auteur du bestseller allemand La société du déclin [1], résume la situation.
Le prétendu miracle allemand a ainsi condamné des millions de gens à vivre à cheval sur le seuil de pauvreté. Ces personnes doivent se débrouiller avec moins de 60 % du revenu moyen, environ 1070 euros par mois. En dépit d’un taux de chômage très bas, cette catégorie sociale n’a cessé de s’étendre pour atteindre aujourd’hui 16 % de la population. Une grande partie de ceux qui bénéficient encore de contrats à temps plein ont eux-mêmes été laissé sur la touche.

Les plus modestes gagnent moins en 2016 qu’en 1996

En tenant compte de l’inflation, les 40 % les plus modestes des salariés allemands gagnaient moins en 2016 que vingt ans auparavant, comme le gouvernement fédéral a dû l’admettre dans un récent rapport sur la pauvreté et la richesse. Ce qui a conduit le Financial Times à qualifier le miracle allemand de « simple mythe ». Une conclusion partagée par Christian Odendahl, chef économiste du think tank patronal Center for Europe Reform, lequel a résumé la teneur du rapport à destination du public international.
Mais dans les faits, le concept de la flexibilisation du marché du travail s’est transformé en un puissant dogme économique. En Espagne, les contrats à durée déterminée de quelques mois sont devenus la norme. Les Pays-Bas ont également rendus leurs salariés plus « flexibles » à travers diverses formes de contrats à temps partiel. En Italie, le nombre de « faux travailleurs indépendants » a explosé après que les professions libérales comme celles d’avocat ou d’architecte aient été « ouvertes à la concurrence » en 2006, et que l’encadrement des tarifs ait été aboli.

La Pologne, championne de la précarité

Mais c’est peut-être en Pologne que la sécurité de l’emploi a été la plus durement frappée. Pour rendre le pays encore plus attractif vis-à-vis des investisseurs internationaux après son entrée dans l’UE, le gouvernement de Varsovie a apporté en 2004 sa propre innovation dans le secteur des contrats précaires : tous les salariés seraient désormais employés à durée déterminée, et pourraient être renvoyés à tout moment sans avoir à fournir de justification particulière.
En parallèle, le gouvernement polonais a favorisé une expansion massive des contrats limités à des projets particuliers, en dehors du droit du travail. Les personnes concernées se voient refuser toute assurance maladie et toute protection sociale. Elles ne bénéficient pas non plus du salaire minimum. Des multinationales aux PME, de nombreux employeurs se sont rués sur l’aubaine. De sorte qu’aujourd’hui, plus d’un tiers des actifs polonais travaille sans sécurité ou pour des salaires de misère, davantage que dans tout autre pays de l’Union européenne. La législation polonaise sur le travail constitue un « retour au 19ème siècle », s’indigne Adam Rogalezski, secrétaire pour l’Europe de la confédération syndicale polonaise OPZZ.
Mais la Pologne n’est pas un cas isolé. Lorsque la crise financière a entrainé de nombreux pays de l’UE dans la récession, provoquant une forte hausse de la dette publique et du chômage, la dérégulation du marché du travail a été présentée comme la solution magique à tous les maux par la Commission, alors dirigée par le très libéral José Manuel Barroso, et par les ministres des Finances de la zone euro.

La flexibilité salariale, « un dogme religieux »

Pour l’économiste Olivier Blanchard, qui dirigeait au même moment le département de recherche du FMI, ce soudain engouement a quelque chose d’énigmatique. « Avant 2009, les réformes structurelles étaient un sujet secondaire », se souvient-il. Mais elles se sont rapidement transformées en slogan ressassé dans toutes les conférences officielles. « L’idée que l’affaiblissement des syndicats et la flexibilité salariale étaient le moyen de sortir de la crise était exposée comme un dogme religieux. » Ce qui était aussi évidemment, ajoute-t-il, « une manière pour les ministres des Finances et les banques centrales de se défausser du problème sur d’autres. »
Le responsable des questions économiques dans la Commission Barroso, le finlandais Olli Rehn, a appelé les pays frappés par la crise à rechercher « une fixation flexible du salaire et davantage d’incitations à retrouver du travail pour les personnes sans emploi ». Dans le même temps, le patron de la Banque centrale Mario Draghi a mis la pression sur les gouvernements espagnol et italien. Afin de restaurer leur solvabilité, les deux pays devaient « réformer le système de négociation des accords salariaux, et privilégier les accords au niveau de chaque entreprise pour adapter les salaires et les conditions de travail à leurs besoins spécifiques », selon les termes d’une lettre adressées aux dirigeants italiens. De l’Espagne étaient parallèlement demandées « des mesures pour réduire les salaires dans le secteur privé », et l’autorisation de contrats de travail « ne proposant qu’une compensation minime en cas de licenciement ».

Limiter le pouvoir des syndicats

Les fonctionnaires travaillant sous l’égide d’Olli Rehn ont précisé ce qu’ils considéraient comme des réformes « favorables à l’emploi » dans un rapport sur le « développement du marché du travail ». Selon ce document, les réformes souhaitables sont celles qui « assouplissent les conditions des licenciements », « augmentent la durée maximale des contrats à durée déterminée ou d’intérim, ainsi que le nombre maximal de renouvellements », « réduisent le pouvoir de négociation ou la portée des accords collectifs » et « ont pour conséquence de limiter globalement le pouvoir des syndicats en matière de négociation salariale ».
C’est dans les pays les plus exposés à la crise, comme le Portugal, la Grèce ou la Roumanie, que les dirigeants européens ont favorisé de la manière la plus outrancière les intérêts des actionnaires. Les gouvernements de ces derniers pays étaient sous la dépendance des prêts en urgence des autres pays membres de la zone Euro et du FMI. Les fonctionnaires de la « troïka » formée par la Commission, le FMI et la Banque centrale européenne (BCE) ont mis à profit cette situation pour imposer – au nom des créanciers – une réforme radicale du droit du travail et des législations relatives au dialogue sociale, pour le plus grand bénéfice des employeurs.

Le droit social grec laminé sur commande

C’est ainsi qu’en octobre 2011, par exemple, Pierre Deleplanque, patron du producteur de ciment Heracles, lui-même filiale du leader mondial des matériaux de construction Lafarge, a pu transmettre directement ses exigences au chef de la délégation du FMI à Athènes, après un rendez-vous privé avec les fonctionnaires de la troïka. Le journal grec Efimerida ton Sinakton, partenaire d’Investigate Europe, a révélé la teneur de ce document confientiel. Le cadre de Lafarge y demande, outre « la suspension des accords salariaux de branche », l’abolition des accords salariaux en vigueur dans les grandes entreprises « afin de favoriser les accords individuels » et supprimer ainsi toute protection collective pour les employés (sur ce sujet, lire notre article ici).
Tous ces vœux ont été exaucés. Les contrats associés aux prêts d’urgence à la Grèce, intitulés « protocoles d’accord », stipulaient que désormais les salariés pourraient être licenciés en ne recevant qu’une compensation minimale. Les accords salariaux nationaux ou de branche qui avaient été la norme jusqu’alors furent abolis. Aujourd’hui, les négociations ont presque systématiquement lieu à l’échelle de chaque entreprise, le plus souvent directement avec les salariés, sans passer par les syndicats.
De nouvelles lois « ont donné aux employeurs le pouvoir de prendre des décisions unilatérales », comme « la conversion de contrats traditionnels à temps plein en contrats précaires », ont conclu des chercheurs de l’Université de Manchester dans une étude ultérieure, financée – ironiquement – par la Commission européenne. Selon cette étude, d’innombrables contrats permanents ont été transformés depuis 2011 en contrats à temps partiel et à durée déterminée, et dans quatre cas sur cinq sans l’accord des personnes affectées. Le projet visait à rendre l’emploi moins sécurisé, et les salaires ont chuté de 23 % en moyenne.

En Roumanie, les lobbies patronaux rédigent des lois

Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), la fin imposée des négociations salariales contrevenait pourtant aux conventions internationales. Ce qui n’a pas suscité d’états d’âme du côté de la Commission européenne. Au contraire, ses fonctionnaires ont décidé d’appliquer les mêmes réformes radicales au Portugal. Dans ce pays, ils ont mis fin à l’expansion des contrats faisant l’objet d’accords négociés au niveau national pour toutes les entreprises d’une même branche, qui étaient jusqu’alors la norme. Avec un succès retentissant. Jusqu’en 2008, environ 45 % des salariés portugais disposaient de contrats liés à des accords de branche nationaux. Six ans plus tard, ce chiffre était tombé à 5 %.
En Roumanie, les fonctionnaires de l’UE ont même excédé leur mandat pour imposer une libéralisation radicale. En posant comme condition à un prêt d’urgence, en 2009, le « dégraissage des enceintes institutionnelles de négociation salariale », ils se sont directement mis au service des intérêts des multinationales et de leurs lobbies.
« Le Council of Foreign Investors et l’US Chamber of Commerce [deux lobbys patronaux américains] ont été impliqués dans la rédaction même des nouvelles lois relatives au marché du travail, pour leur plus grand bonheur », explique la chercheuse Aurora Trif, de l’Université de Dublin, qui a étudié les acteurs impliqués pour une autre étude financée par l’Union européenne. Selon elle, ces deux institutions n’ont même pas cherché à cacher leur influence sur cette législation. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.

40 % des employés roumains au salaire minimum : 318 euros par mois

Résultat : un droit du travail permettant aux entreprises de passer leurs employés à temps plein sous des contrats à temps partiel, de proposer des nouveaux contrats à durée déterminée, et de recourir sans aucune restriction aux intérimaires. Dans le même temps, à l’initiative de la Commission européenne, le gouvernement roumain a supprimé tout dialogue social à l’échelle nationale, laissant la négociation des nouveaux contrats à la discrétion des employeurs.
Le système de négociation collective qui prévalait jusqu’alors, s’appliquant à 90% des salariés, « a été pratiquement anéanti », déplore Petru Dandea, secrétaire de la confédération syndicale Cartel Alfa. Les représentants élus du personnel ont également perdu toute protection contre le licenciement, tout comme les employés qui osaient faire grève. En conséquence de ces réformes draconiennes, les salaires ont subi une telle dégringolade que désormais 40% des salariés roumains ne touchent que le minimum légal (318 euros mensuels). « Nous sommes payés comme si nous étions un pays de travailleurs non qualifiés », résume le syndicaliste roumain.
La Commission européenne en a pris bonne note. Lorsqu’un gouvernement ultérieur à Bucarest a annoncé en 2012 qu’il souhaitait encourager à nouveau les accords salariaux nationaux contraignants, les émissaires du commissaire Olli Rehn, avec ceux du FMI, ont mis leur veto. « Nous pressons fortement les autorités de s’assurer que les accords collectifs nationaux ne contiennent pas d’éléments relatifs aux salaires et ne remettent en cause les progrès obtenus avec le nouveau code du travail adopté en mai 2011 », ont-ils écrits au gouvernement. En plein accord avec la Chambre du Commerce des États-Unis, qui a elle aussi signé une lettre de protestation. Le gouvernement a dû faire machine arrière.

Des réformes qui n’ont aucun bénéfice mesurable pour l’économie

Cependant, en intervenant ainsi, Olli Rehn et ses fonctionnaires usurpaient une prérogative qui n’était pas la leur. L’article 153 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prévoit explicitement que l’UE et ses organes n’ont aucune responsabilité quelle qu’elle soit en ce qui concerne les « rémunérations ». Olli Rehn siège aujourd’hui au conseil de la Banque centrale de Finlande. Ne souhaitant pas revenir sur son rôle dans la réforme du droit du travail d’autres pays, il a refusé nos demandes d’entretien. L’ancien ministre des Finances des Pays-Bas, Jeroen Dijsselbloem, qui a supervisé en tant que président de l’Eurogroupe la précarisation massive du travail au Portugal et en Grèce, n’a pas non plus souhaité nous répondre.
Ils n’ont peut-être pas eu tort. Il est en effet clair depuis longtemps que les « réformes structurelles » qui pénalisent les salariés n’ont aucun bénéfice mesurable pour l’économie. « La régulation du marché du travail n’a pas d’effet statistiquement significatif sur la productivité », confirme le rapport annuel 2015 du FMI. Même les économistes de l’OCDE, le club des nations les plus riches, traditionnellement très libéraux, ont dû concéder l’année dernière que « la plupart des études empiriques examinant les effets des réformes visant à flexibiliser le marché du travail suggèrent qu’elles n’ont qu’un impact très limité, voire pas d’impact, sur le niveau de l’emploi ».
Une étude de l’Institut syndical européen, think tank des syndicats du continent, s’est penchée sur la question à partir de sondages approfondis dans huit pays, dont l’Espagne, la Pologne et l’Allemagne. Ces données suggèrent « un résultat très clair », selon Martin Myant, chef économiste de l’Institut : il n’y a « aucune preuve empirique » que la « dérégulation a amélioré l’emploi ou réduit le chômage de certains groupes sociaux ». Mais ces réformes ont été « accompagnées par une augmentation de l’emploi précaire, en particulier dans les pays où la dérégulation a été la plus agressive », ont conclu Martin Myant et ses collègues.

Généralisation du dumping social

Même le président de la Banque centrale européenne Mario Draghi, qui pressait naguère l’Espagne et l’Italie de modérer les salaires et d’affaiblir les syndicats, semble en proie au doute. Certes, l’économie européenne semble renouer avec la sacro-sainte croissance. Mais pas les salaires. Conséquence : l’inflation reste si basse, que Mario Draghi et ses collègues n’osent pas rétablir les taux d’intérêts à leur niveau traditionnel. « Les modes de fixation des salaires et des prix dans la zone euro ont changé durant la crise, a-t-il récemment déclaré. Par exemple, les réformes structurelles qui ont renforcé le rôle des négociations salariales au niveau des entreprises ont pu rendre les salaires plus flexibles à la baisse, mais pas nécessairement flexibles à la hausse. » Est-ce vraiment une surprise ?
Le mécanisme comporte un risque énorme : les réformes, qui n’ont pas apporté de résultats tangibles, ont enfermé les pays de l’UE dans une course au moins-disant social, en termes de salaires et de conditions de travail. C’est aujourd’hui en France que cette course se poursuit. Le pays compte moins de personnes piégées dans des contrats précaires et mal payés que ses voisins européens.
Pour les patrons français, c’est un désavantage, et ils réclament une « décentralisation » des négociations salariales et des contrats de travail plus flexibles. Emmanuel Macron a exaucé leurs vœux avec sa récente réforme « pro-business », selon les termes du Financial Times, du droit du travail (lire notre article : Priorité à la négociation d’entreprise : pourquoi les salariés ont tout à y perdre).

En France, le processus est en cours

Cette politique est menée en France alors qu’il « n’y a pratiquement aucune preuve que la libéralisation du marché du travail y réduira le taux de chômage », avertit l’économiste de Harvard Dani Rodrik. Cela ne semble pas inquiéter Emmanuel Macron et ses conseillers. Dans l’avenir, employés et patrons seront encouragés à négocier directement au niveau de l’entreprise, et le gouvernement a décidé de restreindre le champ d’application des accords collectifs nationaux. « Nous donnons aux employés et aux employeurs la liberté de s’organiser eux-mêmes », a expliqué un haut fonctionnaire du ministère du Travail, architecte en chef de la réforme d’Emmanuel Macron, dans le cadre d’une entrevue accordée à Investigate Europe. Il n’a cependant pas souhaité que son nom soit cité. Ce technocrate conteste que le but de la réforme soit de réduire les salaires, même les réformes similaires menées en Espagne ou au Portugal ont conduit à ce résultat.
Le gouvernement français a simultanément créé une nouvelle forme d’emploi précaire : à l’avenir, des travailleurs pourront être embauchés dans le cadre de « contrats d’opération » conclus pour un projet déterminé, sans limite formelle de durée, mais qui prendra automatiquement fin au terme de la réalisation du projet.
La France se dirige donc tout droit vers une aggravation de l’insécurité au travail, au moment même où c’est le contraire qui serait nécessaire. « Si nous voulons nous attaquer à la hausse des inégalités, c’est une re-régulation du droit du travail qui est requise, pour renforcer à nouveau le pouvoir de négociation des salariés », déclare par exemple Gustav Horn, dirigeant de l’Institut allemand de macro-économie (IMK), lié aux syndicats. « Les emplois précaires ne doivent pas devenir la norme », estime également Marianne Thyssen, commissaire européenne à l’Emploi et aux affaires sociales, qui déclare avoir abandonné les politiques de dérégulation qui étaient celles de ses prédécesseurs.

Face aux libéralisations, opposer un nivellement par le haut

Existe-t-il une voie pour sortir de l’impasse dans laquelle les dirigeants actuels nous ont précipité ? Une idée fréquemment avancée consisterait à augmenter significativement les contributions des employeurs à la sécurité sociale pour les emplois précaires. Les travailleurs concernés par ces contrats doivent recourir bien plus souvent que les autres aux assurances sociales. Il serait donc logique que les entreprises paient le juste prix de la « flexibilité » imposée à ces employés. « Nous ne voulons plus de profiteurs de nos systèmes sociaux », affirme la commissaire européenne. Serait-ce pour autant suffisant ?
Une autre piste consisterait à réformer la base même des législations européennes du travail, juge Claudio Treves, secrétaire général pour les professions libérale de la confédération syndicale italienne CGIL. Au lieu de réguler tous les types de contrats de travail qui existent au sein de l’UE, le but devrait être de créer une « charte européenne des droits fondamentaux des travailleurs » [2], qui garantisse à chacune et chacun le droit à l’assurance maladie et à l’assurance retraite, ainsi qu’à un salaire minimum décent, quel que soit le type de contrat de travail. Une revendication déjà soutenue par plus de 1,3 millions de personnes en Italie, souligne-t-il.
Les nouveaux défenseurs de la sécurisation du travail n’ont cependant pas encore suffisamment de poids et d’influence pour pousser une telle réforme. Seul un tout petit nombre de précaires sont aujourd’hui membres de syndicats. Mais la situation pourrait évoluer, car l’économie numérique entraine à son tour une explosion de la précarité. Les entreprises de l’économie des plateformes, telles Uber, Foodora ou Amazon, contournent le droit du travail à grande échelle, et leurs employés n’ont souvent aucune forme de protection sociale, de comité d’entreprise ou de protection contre les licenciements. Mais les nouveaux forçats du 21ème siècle pourraient bien vouloir en finir avec cet ordre des choses.
Harald Schumann et Elisa Simantke, pour Investigate Europe
(Traduction : Olivier Petitjean)
Lire aussi :
- En Grèce, un mail révèle comment Lafarge a pesé sur le démantèlement du code du travail.
- Pourquoi et comment faire des marchés financiers le nouveau foyer des luttes sociales
Investigate Europe (IE) est un projet pilote paneuropéen : une équipe de neuf journalistes travaillant dans huit pays européens, qui enquêtent sur des sujets ayant une résonance sur l’ensemble du continent. IE publie des articles dans plus d’une dizaine de journaux. Parmi eux figurent notamment le Tagsspiegel (Allemagne), EuObserver (UK), Newsweek Polska (Pologne), Publico (Portugal), Infolibre (Espagne), Aftenposten (Norvège), Corriere della Sera et Il Fatto Quotidiano (Italie), ViceGreece et Efsyn (Grèce), Falter (Autriche), Dagen Arbet (Suède), The Black Sea (Roumania), Ugebrevet A4 (Danemark), Pot Crto (Slovenie), EUObserver (UK), En savoir plus sur le projet : www.investigate-europe.eu.

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