Si ceux qui ont quelque responsabilité
dans la « conduite » des mobilisations qui s’annoncent ne comprennent
pas que le mouvement ne doit pas être « le mouvement des cheminots » ou
le « mouvement contre les ordonnances SNCF », alors le mouvement
échouera – une fois de plus. Que le mouvement doive aussi être cela –
mouvement des et pour les cheminots –, la chose est tellement évidente
qu’elle devrait aller sans dire. Mais si le mouvement n’est que cela, il
est perdu d’avance.
Contre l’offensive générale, le débordement général
C’est que, comme on disait jadis, toutes
les conditions objectives sont réunies pour que le mouvement déborde de
partout – quand, précisément, tout l’enjeu est de le faire déborder.
Rarement si grand nombre de secteurs de la société sont arrivés ensemble
à un tel point d’épuisement, d’exaspération même, ni n’ont été
maltraités avec une telle brutalité par un gouvernement qui, en effet, a
décrété l’« offensive générale ».
C’est bien simple : ça craque d’absolument partout. Ehpad, hôpitaux,
postiers, inspecteurs du travail, retraités, paysans, profs, étudiants,
fonctionnaires bientôt, et surtout l’immense iceberg des salariés
brutalisés du privé, dont la pointe a été sortie des eaux glacées par le
désormais mémorable Cash Investigation spécial Lidl&Free – et le
tout, c’est là l’esthétique particulière de l’époque, pendant que les
plus riches sont invités à se goinfrer dans des proportions sans
précédent sur le dos de tous ceux-là !
Serge Halimi rappelle cette stratégie vieille comme le néolibéralisme
du blitzkrieg généralisé, attaque simultanée sur tous les fronts visant à
produire un effet de sidération qui laisse les opposants, totalement
désorientés, courir dans tous les sens, avoir toujours un train de
retard, pour finir défaits dans tous les compartiments du jeu. À
l’évidence Macron en est là. Ce qui est étonnant avec tous ces «
modernes », c’est combien ils pensent vieux.
Macron croit dur comme fer à la théorie du ruissellement – Reagan.
Faux. Il veut privatiser les chemins de fer – Thatcher. Désastreux (mais
c’est également le propre de ce « réalisme », et de ce « pragmatisme »,
d’ignorer jusqu’aux enseignements les plus élémentaires et du réel et
de l’expérience). Le voilà maintenant tenté d’émuler la brillante
stratégie d’un ministre des finances néo-zélandais des années 1980. Il
n’est pas exclu qu’il se trompe.
Il faut toute la médiocrité intellectuelle des gens de presse pour avoir
fait de Macron un « président intellectuel ». Hormis être capable de
penser autrement que par recettes et de reproduire mécaniquement un
passé disqualifié, un président « intellectuel », disons machiavélien
(ce qui n’a rien à voir avec « machiavélique »), prêterait attention au
fait que des procédés politiques ne valent que dans les conjonctures qui
leur ont donné leurs conditions de possibilité. 2018 n’est pas le 1984
de Margaret Thatcher, ni le 1989 de Roger Douglas, le ministre des
finances néo-zélandais. Pas non plus le 1995 des grandes grèves.
Tout a changé et, dans un environnement différent, les mêmes causes ne
produisent pas nécessairement les mêmes effets. Ce qui a changé pour
l’essentiel tient à dix ans de crise « financière » qui ont produit de
sérieux ébranlements dans les têtes, et jusque dans les couches de la
population qu’on croyait résistantes, fidèlement acquises au système :
les cadres.
Il s’en faut pourtant que des esprits ébranlés deviennent des corps en
mouvement. Toutes sortes de choses les retiennent, matérielles
notamment. Mais d’une autre nature aussi, une en particulier : l’absence
d’une parole assez forte qui saurait les rassembler. Que
l’éparpillement soit la première ressource du pouvoir, c’est vieux comme
la politique. En 2017, Jacques Chastaing qui, pour le Front Social,
surveille le front des luttes invisibles, comptabilisait plus d’un
million de journées de grève sur deux mois
– toutes, ou presque, passées sous les écrans radars. Mais ce million
n’est que de la poussière de grève. Il faut le compacter pour en faire
une grève générale. Dont en réalité tous les éléments sont là – mais pas
le principe unificateur.
À qui reviendrait-il normalement de le fournir ? Aux confédérations
syndicales évidemment. Il suffit d’énoncer la réponse pour se voir au
bord du désespoir. Faisons un tri rapide : on ne parlera pas de la CFDT
(« Yellow is the hottest colour ») ; non plus de FO qui rivalise avec
elle au jeu idiot de « l’interlocuteur privilégié ». Des plus grosses
confédérations, reste la CGT. Écartons d’emblée tout malentendu : il
n’est question ici que des directions, et non des bases. Ce que les
bases, spécialement celles de la CGT, recèlent d’admirable combativité,
nul ne l’ignore. Si la CGT était un alambic, les vapeurs s’élèveraient.
Or ici tout reste à fond de cuve – où d’ailleurs ça glougloute
méchamment. Mais dans les tortillons à Montreuil : rien.
L’enlisement institutionnel
Ou plutôt si : un mélange de
dégénérescence bureaucratique (prévisible dans n’importe quelle
organisation de cette taille) et, plus encore, d’incrustation dans le
système institutionnel d’ensemble, mélange qui a fini par produire une
sorte de passion de l’échec. Retraites 2010 : échec. Loi El Khomri 2016 :
échec. Ordonnances « code du travail » 2017 : échec. Si l’on se
contente d’extrapoler à partir de la tendance, l’épisode « SNCF 2018 »
ne s’annonce pas au mieux… Mais, précisément, il s’agirait que quelque
chose d’autre se passe. Ce qui suppose de déjouer la tendance – donc de
commencer par s’en faire une idée.
Il y a d’abord la force de phagocytose propre à tout système
institutionnel. C’est d’ailleurs une vérité très générale : tous les
malins qui se la racontent en imaginant qu’ils vont courageusement
rentrer dans le système pour le « changer de l’intérieur » finissent
Gros-Jean comme devant – ou plutôt attablés avec leurs nouveaux amis,
serviette autour du cou. Sauf rarissimes exceptions, on ne change pas le
système de l’intérieur, c’est lui qui vous change de l’extérieur. On
dira que les confédérations n’ont pas le choix et qu’elles doivent bien
participer au jeu. On dira ça. Et puis, en longue période, on observera
les effets.
Il faut situer convenablement cet argument : que les sections et les
délégués d’entreprise aient, eux, à se battre, donc d’abord à négocier,
c’est-à-dire à « jouer le jeu », la chose est évidente – pour le coup,
pas trop de choix… Mais ça n’est pas de ça qu’il est question ici. Il
est question de savoir ce que signifie vraiment « jouer le jeu », au
niveau confédéral, quand le jeu, depuis tant d’années, a pris la
tournure qu’on lui connait. Soyons coulants et cherchons une position de
compromis : il y a des systèmes avec lesquels il peut rester du sens à
jouer le jeu institutionnel « de l’intérieur ». Celui auquel nous avons
affaire a cessé depuis belle lurette d’appartenir à cette catégorie. À
un moment, il s’agit de s’en rendre compte.
La direction de la CGT a d’autant plus de mal à y venir que le système
institutionnel ne la tient pas seulement par toutes les pernicieuses
onctuosités de la sociabilité des « décideurs », mais aussi par les
parties financières. Sur 46 millions de recettes (comptes 2016), 13,5
viennent des cotisations (30 %), le reste de « subventions
d’exploitation », de mystérieuses « contributions », et « autres
produits » aussi clairement identifiés – en fait, pour l’essentiel, des
subsides d’État. Dont on comprend qu’on y regarde à deux fois avant de
lui mordre la main.
Sans doute, ce qu’on nomme par facilité « la direction » est-elle en
fait un objet bien plus composite, agrégeant dans des rapports en partie
conflictuels la confédération proprement dite, les
fédérations-baronnies et des structures locales. Paradoxalement, la CGT
n’a rien du monolithisme qui lui est prêté par les clichés médiatiques –
et il n’y a pas de « bouton rouge » de la mobilisation dans le bureau
du secrétaire général à Montreuil. Le pouvoir de mobiliser est assez
largement décentralisé, dans les fédérations, parfois plus bas, mais à
des niveaux où la chaîne de la dépendance financière n’est pas moins
réelle, ni serrée… sachant que la direction proprement confédérale
dépend de ces soutiens-là pour se faire élire, et pour se maintenir.
En tout cas, l’habitus institutionnel, que contractent immanquablement
ceux qui entrent dans les jeux institutionnels, et qui efface des
esprits jusqu’à la possibilité d’attenter au jeu lui-même, se joint à la
dépendance financière aggravée pour exclure toute épreuve de force
significative qui, au-delà de la gêne pour tel ou tel gouvernement,
conduirait non seulement à une modification du rapport de force avec
l’État – en général –, mais, plus gravement encore, à la possibilité
d’une contestation sérieuse de l’ordre social, dont cet État est le
gardien. Rien de cela n’arrivera – « on gère ». Par conséquent on gère
l’échec. Et l’on sait parfaitement situer les points critiques, ceux
dont il ne faut surtout pas s’approcher, ou desquels il faudrait
organiser la déviation dans les sables, ou le reflux, si d’aventure une
dynamique « mal maîtrisée » conduisait à les envisager de trop près.
Voilà déjà de quoi revenir à la question des conditions matérielles.
Tous les délégués de site ne disent-ils pas la même chose : « on a du
mal à mobiliser » ? Et les fédérations s’enveloppent de rationalité : on
ne prendra pas le risque de mobiliser si c’est pour faire petit – et
échouer. Ici, ne pas céder aux apories de l’œuf et de la poule. Les
bases y regardent à deux fois avant de sortir parce qu’elles voient
comme tout le monde la série des râteaux. Et qu’elles en sont affectées
au premier chef. C’est que dans les stratégies qui servent les passions
de l’échec, il entre en particulier de ne jamais appeler pour une
journée de week-end, et d’imposer aux salariés de poser un jour de grève
qui, pour certains, fait mal dans l’entreprise, pour ne rien dire du
salaire perdu. Et à la fin, pour rien. On accordera que ça ne fait pas
un système d’incitations formidable. Aussi le million de journées de
grève reste-t-il bien comme on veut qu’il reste : à l’état pulvérulent.
Misère du syndicalo-syndicalisme
Il a d’autant moins de chance de se
compacter qu’il lui manque plus cruellement encore son liant. Or le
liant, c’est une signification d’ensemble – bien sûr sous condition que
la conjoncture ne prive pas de sens l’idée même d’une telle liaison. Il y
a tout lieu de penser que la condition est remplie aujourd’hui : les
ordonnances SNCF ont à voir avec les lois travail qui ont à voir avec la
managérialisation de l’université qui a à voir avec la sélection des
étudiants qui a à voir avec l’emprisonnement des agriculteurs dans le
glyphosate qui a à voir avec les suicidés de l’hôpital de Toulouse, avec
ceux de Lidl, de Free, avec tous les fracassés de l’entreprise, et avec
l’immense cohorte de ceux qui sont à bout. Qu’il y ait toujours eu,
dans tout état du monde social, des mécontents, la chose va de soi.
Qu’il y ait aujourd’hui, et dans des couches aussi nombreuses, aussi
variées, de la population, autant de poussés à bout, c’est peut-être une
nouveauté, qu’il reviendrait à une épidémiologie sociologique et
historique de documenter – que des DRH se mettent à écrire des livres
pour libérer leur conscience des immondices que leur fonction leur a
fait faire,
que des médecins, peu connus pour leurs propensions séditieuses, en
soient à se jeter par la fenêtre, n’est-ce pas quand même l’indice de
quelque chose ?
En tout cas, tout ça sort du même « lieu », de la même matrice – qu’on
appelle usuellement « néolibéralisme » pour faire sténographique.
Ce n’est pas parce que ce lieu est abstrait que ces contours ne sont
pas nets. Ils sont très bien identifiés même – on ne compte plus les
travaux qui se sont attachés à les cerner. Ce sont des idées qui
infestent toutes les têtes dirigeantes, dans tous les secteurs où l’on
prétend diriger : gouvernement, haute et moyenne administration,
universités, entreprises, chefferies médiatiques.
Pour notre malheur, il semble qu’il n’y ait qu’un secteur du système
institutionnel où l’on n’accède pas à la généralité de la chose : les
directions confédérales (on parle bien sûr de celles qui n’ont pas
trouvé enthousiasmant ce nouvel ordre du monde). Qui sait, peut-être
qu’on y accède. Mais alors on se retient bien de le dire, et de
construire avec le moindre discours – qui précisément, viendrait lier
ensemble des fractions du salariat autrement abandonnées à leurs
antagonisme catégoriels : « les privilèges des cheminots », éructeront
les cadres qui sont devenus eux aussi candidats à la défenestration !
et, en dernière analyse, pour les mêmes raisons qui vont mettre les
cheminots à l’arrêt !
Mais, de cette dernière analyse, on ne trouvera trace dans aucune grande
confédération. La certitude de la démission intellectuelle et politique
a été définitivement acquise avec les très grosses manifestations de
janvier et mars 2009. Sans aucune raison « institutionnelle »
particulière, aucun projet de loi, aucune attaque gouvernementale
vicieuse, des millions de personnes étaient descendues dans la rue,
révulsées du désastre bancaire de l’automne 2008 et des conditions dans
lesquelles on s’apprêtait à l’éponger. Si l’on peut au moins reconnaître
aux confédérations le mérite d’avoir « appelé », elles n’avaient rien
trouvé d’autre, pour donner sens à cette colère profondément politique,
que de lui adjoindre quelques indigents mots d’ordre à base de «
conditions de travail » et « d’augmentation des salaires ». Des mots
d’ordre de conventions collectives face à rien de moins que
l’ébranlement du capitalisme financiarisé. Des mots d’ordre auxquels, du
reste, les gens n’ont prêté aucune attention : eux savaient bien
pourquoi ils étaient dans la rue et quel était l’objet réel de leurs
écumantes colères. Voilà cependant où conduit immanquablement la
pauvreté des appels du syndicalo-syndicalisme : à la volatilisation en
deux coups d’une formidable énergie politique qui s’était levée, et qui
avait tout pour faire du chemin. À la condition évidemment d’être
reconnue et encouragée dans ce qui l’intéressait. Deux mois plus tard,
tout était retombé, et le 1er mai 2009 fut atone – comme d’habitude.
Il faut en effet appeler syndicalo-syndicalisme cette incurable maladie
confédérale qui fait mettre la tête dans le sable aussitôt qu’apparaît
de la politique. Même pas seulement la politique au sens institutionnel
du terme – la politique des partis et des élections –, celle dont la
charte d’Amiens prohibe le contact. Mais la vraie politique, la
politique au plus haut sens du terme, celle des idées qui interrogent
dans sa globalité le monde où l’on vit, et qui porte le désir d’en
changer – une politique, et cela fait partie de ces nouveautés que
Macron, Machiavel de sous-préfecture, ignore complètement, une politique
qui depuis 2008 s’est répandue dans les têtes comme jamais. Car, à part
les ravis de la « classe nuisible »,
il n’est plus une personne qui ne voie pas que le monde comme il va, va
très mal. Mais trouver que le monde va mal, trouver même qu’il est
odieux, c’est demander de la vraie politique, c’est vouloir prendre la
rue pour de la vraie politique, et pas pour des histoires de
tickets-restaurants. Disons-le au cas où : c’est très important les «
histoires de tickets-restaurants » (généralement comprises). Il y a un
nombre affolant de salariés pour qui ça revêt une importance dramatique.
Mais à force de ne vouloir sauvegarder que les tickets-restaurants, en
se refusant à parler de quoi que ce soit d’autre, les confédérations
arriveront par nous faire perdre jusqu’aux tickets-restaurants.
Or, « quoi que ce soit d’autre », c’est la politique. Et nous y sommes.
L’affaire de la SNCF est une affaire de politique : il y est question
des principes d’un ordre entier. La racaille éditorialiste, qui n’a pas
désarmé depuis 1995,
est déjà sur les dents. Le tir de barrage va être immonde, phénoménal.
Auprès de la population, il mettra dans le mille à chaque fois qu’on
tentera de tenir la crête « des cheminots », si entièrement légitime
soit-elle. Il est assez évident que nous ne réussirons qu’à la condition
de faire entrer les non-cheminots dans le conflit des cheminots.
C’est-à-dire qu’à la condition de lier les cheminots à tout ce à quoi
ils doivent être liés, et de les lier politiquement. En produisant les
preuves : ce qui agresse les cheminots et ce qui pousse des agriculteurs
au désespoir et ce qui transforme des petits chefs en tortionnaires et
ce qui suicide des salariés et ce qui réduit l’université à la misère et
ce qui brise le cœur de soignants se voyant mal soigner, est la même
chose : le même monde. Or : des agriculteurs sont désespérés, des petits
chefs sont dans un devenir tortionnaire, des salariés passent par les
fenêtres, de l’eau de pluie couledans les salles de classe, des
soignants ont le cœur brisé, etc. Beaucoup de gens souffrent,
terriblement même. Beaucoup trouvent ce monde haïssable et en passe
d’être déserté par toute signification humaine. Ils le sentent. Là est
la ressource du combat. Une ressource politique. Mais qui ne jouera qu’à
la condition de rencontrer un discours politique.
Pour un syndicalisme politique
Que la direction de la CGT soit disposée
à tenir ce discours, c’est ce dont il y a tout lieu de douter. Dans la
situation actuelle, c’est pourtant la seule ligne capable de succès.
On se tromperait beaucoup si on pensait qu’ici l’organisation est prise
comme « ennemie ». Il n’en est rien, d’abord parce qu’à la CGT, il y a
la base, et que la base n’a jamais démérité – il suffit de se repasser
l’histoire des Contis, des Goodyear, des PSA et de toutes les luttes que
la postérité a inégalement reconnues, pour savoir ce que l’organisation
compte de personnes décidées à se battre. Mais même en la prenant tout
d’un bloc, direction comprise, la CGT reste une puissance de mise en
mouvement à nulle autre pareille, et c’est là une donnée qu’un minimum
de réalisme ne peut en aucun cas négliger. Sauf dans les fantasmes
horizontalistes, ou bien en quelques circonstances proprement
historiques, donc rares, les mobilisations ne naissent pas par
génération spontanée : il y a fallu un germe, quelque chose qui fasse
pôle, et autour duquel les gens se rassemblent, parce qu’ils savent
alors où aller pour se rassembler – on ne se rassemble pas si on n’a pas
un « lieu ».
Lors des lois El Khomri, il y a d’abord eu une pétition qui, sortie de
nulle part, a fait deux millions de signatures, et puis un hashtag « On
vaut mieux que ça » à 500 000 vues – c’est bien qu’ils avaient touché un
nerf et, par-là, la preuve qu’il y avait un nerf à toucher. Et qui
oserait nier que le nerf est toujours là, plus à vif que jamais ? Encore
faut-il que se fasse connaître quelqu’un pour le toucher de nouveau.
Tout le monde sait très bien qu’après une pétition et un hashtag, il
faut du plus lourd pour que ça continue dans la rue. Il y avait la CGT.
Le problème, c’est que la CGT nous met dans la rue, et puis nous fait
rentrer aussi sec. Si le réalisme commande de ne pas faire l’impasse sur
son pouvoir de mobilisation, il commande aussi de regarder la manière
dont il est utilisé. Ou retenu. Quand la rétention, déterminée par
toutes sortes de mauvaises raisons, fait enquiller les défaites, on a le
droit de poser des questions. Spécialement à la veille d’un grand
combat.
Or, on ne fait pas le même syndicalisme en 2018, après dix années de
crise structurelle mondiale, que dans les années fordiennes. Voilà un
moment que le syndicalo-syndicalisme a rencontré, et même dépassé, sa
limite. S’il n’est pas capable de faire de la politique, c’est-à-dire de
tenir un discours général, où d’ailleurs toutes les luttes peuvent
venir prendre un sens d’ensemble, il ne sortira plus vainqueur d’aucun
grand affrontement, précisément parce que les grands affrontements
emportent des enjeux essentiellement politiques, s’ils sont masqués par
la particularité du front attaqué (ici la SNCF).
Mais alors une politique des idées ne détermine-t-elle pas de nouvelles
relations avec la politique des partis ? Si. Inutile ici de brandir la
charte d’Amiens comme un fétiche. Du reste, sur cette question, elle est
aussi brève que ses intentions étaient datées, on en fait donc
exactement ce qu’on veut. Dans une situation d’offensive générale, tout
est à revoir. Si l’intervention de Jean-Luc Mélenchon lors du mouvement
contre les ordonnances « code du travail » a été, dans sa forme, bien
faite pour braquer le monde syndical, il n’est pas sûr qu’elle ait été
dans le faux quant au fond de l’affaire. D’abord parce que le constat de
l’impuissance volontaire du syndicalisme institutionnel commence à se
répandre après tant d’échecs. Et qu’il est dans la logique des choses
qu’une autre organisation, ici politique, donc, précisément, capable de
tenir le discours global que le syndicalo-syndicalisme ne veut pas
tenir, fasse mouvement. À plus forte raison quand elle dispose, comme
c’est le cas avec la France Insoumise, d’une réelle capacité propre de
mobilisation – appelant par conséquent le même regard de réalisme que
sur la CGT.
Prenons le risque de l’exercice un peu oiseux de la prédiction
rétrospective : un appel conjoint et paritaire CGT-FI (ou tout autre
groupement de forces politiques) à manifester un jour de week end contre
la réforme « Code du travail » avait de très grandes chances de taper
le million : salariés du privé faits aux pattes en semaine, cadres qui
n’en pensent pas moins, familles à poussettes, tout ce monde-là serait
venu rejoindre les camionnettes sonos et les ballons gonflables. À un
million dans la rue, la donne change. Car un million met en joie, et ne
demande qu’à recommencer, pour revenir encore plus nombreux le coup
d’après. Au lieu de quoi nous avons eu les manifs saute-mouton de
semaine vouées à finir à quelques dizaines de milliers. La presse dit «
le mouvement s’essouffle ». Les confédérations disent « le mouvement
s’essouffle ». Et se pressent de tirer l’échelle. Moyennant quoi, nous
avons le nouveau Code du travail.
L’occasion de ne plus être seuls
Or, une occasion se présente. Pour tous
ceux qui voient dans leurs vies mêmes ce monde rendu à ses extrémités,
le minimum est de la leur confirmer comme telle, c’est-à-dire comme
lutte d’intérêt commun, pour qu’ils cessent de souffrir chacun par
devers soi. Que peut être la politique sinon la production d’affects
communs et de causes communes ? Les pouvoirs eux le savent bien, si
c’est de connaissance pratique, qui travaillent en permanence à produire
de l’isolement. Mais de temps en temps une fusée vient trouer la chape.
Même la presse du capital finit par s’en apercevoir – ou laisse passer
entre les mailles un article de dédouanement. Une journaliste
du Monde enregistre ainsi l’onde de choc du Cash Investigation sur Free
et Lidl.
Dans tous les supermarchés de la région, on commence à parler : « Tu as
vu France 2 hier soir ? » s’interrogent des employés d’un Leader Price.
Et l’un deux commente : « C’était comme un mot de passe pour dire : tu
as vu, on n’est pas les seuls ». Voilà exactement résumée toute
l’affaire : n’être pas seuls, arrêter de se sentir seuls. C’est
peut-être le paradoxe le plus spectaculaire, et la performance la plus
remarquable, du néolibéralisme que d’avoir produit à ce point le
sentiment de la solitude quand il maltraite identiquement un si grand
nombre de gens. Faire de la politique, c’est défaire la solitude. Et
comme elle ne se défait pas toute seule, c’est produire la cause commune
– depuis un pôle de rassemblement. C’est ce que le
syndicalo-syndicalisme a abandonné de faire – s’il l’a jamais pratiqué.
Il est vrai que dans l’état présent de l’ordre social, la politique de
la cause commune est nécessairement une déclaration de guerre à l’ordre
social…
Redisons que rien de ceci n’enlève de leur importance aux luttes
concrètes, pour les avantages matériels, sur le terrain – les
luttes bread and butter comme disent les anglais. Un syndicalisme qui
l’oublierait se vouerait simplement à la disparition par inutilité, et
aussi du fait que – tous les délégués le disent – le syndicalisme
commence à la base, dans le contact assidu avec les collègues, donc
autour de ce qui les intéresse au premier chef. Mais ça n’est pas de ce
côté que se tient le plus grand risque, c’est de l’autre : du côté de la
production de la cause commune, qui n’est nullement la prérogative «
des partis », mais échoit par le fait à toutes les organisations dont le
pouvoir de mobilisation est important – dans cette hiérarchie, la CGT
tient évidemment le premier rang –, et en fait comme une condition même
de réussite de leurs propres combats. Par définition, d’ailleurs, une
lutte dans laquelle la confédération elle-même se trouve engagée est une
lutte qui emporte des enjeux globaux – c’est-à-dire politiques. Et
demande donc de parler de la politique, like it or not.
Moment
On hésite, forcément, à dire tout ça, à
la veille d’un mouvement social où la CGT, pour le meilleur ou pour le
pire, tiendra un rôle décisif. Mais alors quand faut-il parler ? Avant,
ça n’est pas opportun. Après, c’est trop tard. Bref, ça n’est jamais le
bon moment. Donc maintenant. Sans doute, nul n’a-t-il à s’arroger le
droit (ou le ridicule) de penser la stratégie de la CGT à la place de la
CGT. Cependant, il se trouve que notre intérêt bien compris, et ces
derniers temps bien douché, passe par elle. Ce qui nous autorise à dire
une ou deux choses. D’abord que, si d’aventure la mobilisation du 22
mars est importante, alors il sera de la responsabilité de la CGT
de veiller sur elle. Ensuite qu’il est l’heure pour l’organisation de
mesurer combien les temps ont changé. Le déchaînement néolibéral ne se
connait plus de limite, il va tout emporter, et notamment les centrales
qui seront restées les deux pieds dans le même sabot à jouer le jeu
idiot sans comprendre qu’une contre-révolution s’apprête à les renvoyer
au néant (si elles ne sont pas passées à la franche collaboration) –
car, après la SNCF, il y aura la fonction publique, le SMIC, la Sécu,
tout ! Après tant de défaites majeures depuis 2010, il se pourrait que
la CGT soit rendue à un point de décision : ou bien s’enfoncer dans
l’insignifiance, ou bien se porter la hauteur de l’époque, c’est-à-dire à
la hauteur d’une crise historique, et du rôle qu’elle peut y tenir.
Mais à la condition de devenir capable de dire les choses que l’époque
appelle. Si elle y parvient, elle peut devenir le lieu de convergence de
toutes les forces qui n’en peuvent plus de ce monde. Et sinon, adieu
Berthe — ou le coma institutionnel.
En fait, les syndicats des années fordiennes avaient un assistant
politique, un assistant très puissant, qui faisait la politique à leur
place et semblait les en dispenser : le Mur. Le Mur, c’était la figure
de la différence, c’est-à-dire la figure politique par excellence, le
rappel de ce qu’il n’y avait pas qu’une seule forme possible pour
l’ordre social (et si calamiteuse fut celle de « l’autre côté du Mur »).
Formellement parlant, la possibilité d’une alternative pesait
considérablement dans tous les esprits, à commencer par ceux du
patronat. Aussi cette pression venue du dehors des syndicats
permettait-elle aux syndicats de rester dans le syndicalo-syndicalisme,
et d’affecter ne s’occuper que de hausses de salaires et de conventions
collectives. Mais cette époque est révolue. Et surtout, le capitalisme,
débarrassé des saines régulations de la peur, est devenu fou de
violence. Il en est arrivé à un point où sa brutalité globale n’appelle
plus que des réponses globales. Les temps ont changé. Il est possible
qu’il n’y ait plus de place, et d’espoir, que pour un syndicalisme
politique. Et pourquoi pas révolutionnaire.
Commentaire de Bernard Teper
Face à l’offensive générale de
Macron, gérant du capital, on ne peut plus combattre seulement avec des
manifestations “saute-mouton” ou en appelant à des manifestations ne
mobilisant qu’un type de profession
L’analyse des conflits de ces dernières
années et la poussée enregistrée lors des manifestations des 15 et 22
mars appelle obligatoirement au débat sur la suite du conflit de classes
qui vient de démarrer. Soit on continue comme précédemment à savoir on
épuise les travailleurs dans une succession de manifestations
“saute-mouton” et en appelant à des manifestations qui ne mobilisent
qu’un type de profession. C’est dans ce cadre que Frédéric Lordon pose
un débat dans le texte ci-dessus. On pourra rétorquer que nous sommes
habitués aux enthousiasmes de Frédéric Lordon qui ne durent qu’un temps.
On pourra lui reprocher d’être moins sévère face à toutes les pensées
magiques qui nous promettent le paradis pour demain matin à 8h 30. On
pourra lui reprocher sa mansuétude face au relativisme culturel et au
poison communautariste qui a comme conséquence de diviser radicalement
le peuple. On pourra lui reprocher de sous-estimer le travail de lien
social préalable nécessaire pour mobiliser. Car dire une chose juste
sans avoir de liens sociaux et politiques avec les travailleurs est
aussi inefficace que l’inverse.
Mais on ne pourra pas dire que le débat qu’ouvre Frédéric Lordon est
un débat hors sol. C’est bien le débat central de la période.
Et pour commencer, montrons que l’utilisation de la Charte d’Amiens
(que peu ont lue entièrement) dans le sens d’un évitement du politique
est un scandale. La charte d’Amiens dit aussi : «
La CGT groupe, en
dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la
lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ».
Explication de texte : «
Le Congrès considère que cette déclaration
est une reconnaissance de la lutte de classe qui oppose sur le terrain
économique les travailleurs en révolte contre toutes les formes
d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en
œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière Le Congrès
précise, par les points suivants, cette affirmation théorique : dans
l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la
coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des
travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que
la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc.
Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme : d’une
part il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que
par l’expropriation capitaliste, et d’autre part, il préconise comme
moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat,
aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de
production et de répartition, base de réorganisation sociale.
Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et
d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe
ouvrière et qui fait, à tous les travailleurs, quelles que soient leurs
opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir
d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat.
Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès
affirme l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du
groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa
conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en
réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il
professe au dehors. En ce qui concerne les organisations, le Congrès
déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet,
l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les
organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements
syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à
côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale. »
D’après ce texte, il y a bien une double
besogne, celle des “améliorations immédiates” et celle plus politique
de “l’émancipation intégrale”. Cette dernière que Frédéric Lordon
appelle le syndicalisme politique.
Par ailleurs, rien n’empêche un rassemblement général dans la lutte
de toutes les forces progressistes qu’elles soient syndicales,
associatives ou politiques. Ecoutons Jean Jaurès : « Le prolétaire doit
agir et combattre comme syndiqué, comme citoyen, comme coopérateur.
Coopération, socialisme, syndicalisme sont trois forces distinctes et
autonomes, mais solidaires. L’abaissement de l’une abaisse les autres.
L’exaltation de l’une exalte les autres. Et chacune d’elles périrait
d’une prétention exclusive. Pour reprendre la formule récente de Jouhaux
je dirai : Chacune de ces trois forces se suffit à elle-même ; mais ce
n’est que toutes ensemble qu’elles suffisent à tout. » (Article du 22
septembre 1913, titré « L’Origine »).
Revenir aux fondamentaux de l’analyse
d’abord du réel avant de vouloir aller vers l’idéal vaccine contre les
pensées magiques et diviseuses et permet de créer le chemin vers
l’émancipation. Voilà le débat que nous souhaitons mener.